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CORNEILLE.

pand sa froideur sur l’action. Et quand, au théâtre, des menées de scélérats, des meurtres ne troublent pas le spectateur, cela vient souvent de ce qu’il y reste incrédule ; mais cela fait aussi parfois qu’il y soit incrédule. Le ton posé du dialogue, la familiarité des sentiments, la sérénité ironique ou altière du personnage principal, tout cela ne nous prépare guère au fracas d’un dénouement sanglant : il nous paraît que le poète l’a voulu tel, pour que sa pièce fût tragédie. Et il l’a voulu en effet souvent pour l’histoire, sans que cette fin fût nécessaire à sa conception du sujet[1]. Et l’émeute qui ensanglante le dénouement d’Othon n’empêche pas que toute la pièce ne soit une comédie historique et politique.

C’est là à vrai dire que tend Corneille, par la disposition générale de l’intrigue, comme par sa constitution des caractères. Il n’écrit pas pour émouvoir, mais pour faire des études d’âmes. Il tend à subordonner d’abord, puis à exclure l’émotion. Il ne procède pas en romantique, par combinaisons contrastées de comique et de tragique. Sa tragédie aboutit à peu près au point où d’abord s’était tenue sa comédie : il est assez curieux de le remarquer.

  1. Il n’a pas vu aussi qu’en histoire les faits sont solidaires des mœurs, et que si on change les mœurs, la raison des faits est ôtée. Le Cid peut-il épouser Chimène ailleurs qu’au xie siècle ? Théodore être prostituée ailleurs que dans l’Antioche voluptueuse et païenne du ier siècle ? Rodogune et Cléopâtre demander une tête comme présent d’amour ailleurs que dans une Asie barbare ? Il faut donc de la couleur locale pour rendre les faits vraisemblables. Or Corneille l’exclut, et aussitôt les faits pour ainsi dire se décollent de ses analyses, et n’ont plus qu’une valeur de convention ou du symbole. On ne les prend plus pour réels.