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CORNEILLE.

regrets et des souhaits impossibles ; tantôt ils se jettent leur amour en mots brûlants et profonds, et sans effet. C’est de la pure poésie, ce que dit Eurydice :

Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux
Et je n’ai pas encore assez souffert pour vous.
Je veux qu’un noir chagrin à pas lents me consume,
Qu’il me fasse à longs traits goûter son amertume.
Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir.

Il y a là un goût de la souffrance, une joie de l’âme à s’emplir de sa douleur, qui n’ont d’analogue que chez nos lyriques. Et Suréna, le dernier héros de Corneille, est le premier peut-être qui élève sa vue au-dessus de la vie, et dise le néant des choses. Eurydice lui conseille de vivre pour ne pas éteindre avec lui une race ancienne ; il répond :

Que tout meure avec moi, madame : que m’importe
Qui foule après ma mort la terre que je porte ?
Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,
Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau ?
Respireront-ils l’air où les feront revivre
Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre,
Peut-être ne feront que les déshonorer,
Et n’en auront le sang que pour dégénérer ?
Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
Cette sorte de vie est bien imaginaire,
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu’une si froide et vaine éternité.

Pessimisme las qu’on n’attendrait pas du grand Corneille. Mais il a fallu que ses héros n’eussent plus rien à faire, pour qu’ils s’avisassent de vider leur cœur, de remuer au fond de leur âme héroïque je ne sais quelle amertume ou dégoût ! Ils peuvent respirer, n’ayant qu’un non à dire en se croisant les