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CORNEILLE.

qu’un chrétien aille au martyre sans céder la femme qu’il aime à un amant ; c’est qu’Horace, défenseur de la patrie, jette à la porte de chez lui, sans la tuer, sa sœur qui n’est pas patriote. On ne voit pas communément dans la vie des pères hors d’état de distinguer leur fils de leur mortel ennemi, des hommes se demandant si le verre de poison qu’ils tiennent à la main a été versé par leur mère ou leur femme, des amoureux ménageant le mariage de leur maîtresse et de leur rival, et des généraux aimant mieux mourir que d’épouser des filles de rois.

Mais remarquer cela, c’est faire le procès de tous les sujets légendaires ou historiques, de tout ce qui n’est pas la simple photographie de la vie vulgaire. Car voit-on plus souvent des pères qui veulent égorger leurs filles pour avoir du vent, des fils qui épousent leurs mères ou qui les tuent, des amoureux qui jurent à leurs maîtresses de tuer leurs enfants s’ils ne sont acceptés d’elles pour maris ? Ni Iphigénie, ni Phèdre, ni Britannicus, ni Hamlet, ni Othello, ni le roi Lear, ni Œdipe, ni Agamemnon ne sont plus que le Cid, Horace ou Cinna dans la vraisemblance commune : ce n’est pas là la vie que nous voyons.

Mais ces sujets extraordinaires, invraisemblables, peuvent devenir des expressions poétiques, des symboles saisissants de cette vie réelle, infiniment plus médiocre et plus terne. Il n’est pas besoin que le fait tragique soit un fait divers de l’expérience quotidienne ; il suffit qu’il contienne en son ampleur tout un ordre de faits, qu’il soit comme le « déve-