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LES ÉCRITS THÉORIQUES DE CORNEILLE.

la tragédie bourgeoise, le drame, dont il a posé la définition et la légitimité dans la Lettre à M. de Zuylichem, en tête de la comédie de Don Sanche. Il suffirait, pour qu’on pût prendre des héros bourgeois, que l’histoire eût enregistré leurs catastrophes domestiques ; mais l’histoire, en général, ne regarde que les princes et les ruines publiques.

Dans cette prescription du sujet historique. Corneille trouve un avantage, qui surtout l’y attache : il se garantit contre les chicanes des critiques et la tyrannie de la mode ou des mœurs. Tandis que Scudéry, l’Académie, d’Aubignac, font une loi au poète de suivre l’opinion du spectateur sur les bienséances, et de la prendre pour la mesure du vraisemblable — ce qui forcément jette la tragédie dans l’invention romanesque, — Corneille s’affranchit par l’histoire, et refuse de dénaturer les conditions essentielles et caractéristiques de ses suites. Il prend ainsi le droit de ne pas adoucir, comme on dira plus tard, c’est-à-dire escamoter ou masquer l’horreur du fait tragique. Camille sera tuée par Horace, et ne se jettera pas sur l’épée de son frère, comme le voulait d’Aubignac. Chimène épousera Rodrigue, et restera la fille du comte mort. Que dire à tout cela ? C’est de l’histoire. Sous cet abri, Corneille fait ce qu’il veut, ce que sa conception personnelle du théâtre et d’un sujet lui impose. Il n’y a pas d’endroit où triomphe plus sa subtilité normande que lorsqu’il expose la façon de s’y prendre pour falsifier l’histoire sans en avoir l’air. Cette histoire, qu’il fait respecter, il ne la respecte que s’il y trouve son compte : il la change dès qu’il le peut avec profit, et sans risque.