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CORNEILLE.

La mesure à garder, c’est que le public ne se doute de rien. Tout ce qu’on fait passer s’absout par là même ; mais on est coupable si on se fait prendre.

Une autre différence capitale qui donne à Corneille un grand avantage sur les théoriciens de son temps, c’est que ceux-ci ne s’occupent guère que du formel et négligent la matière tragique. Il semble qu’on puisse tout mettre, ou n’importe quoi, en tragédie, si l’on observe les règles, recettes et bienséances du genre. Corneille définit avec soin la matière propre à fournir de belles tragédies, celle qui est bonne à travailler selon les règles. Il suit pas à pas Aristote, et arrive, en le commentant, à poser des principes contraires au texte.

Aristote, qui se plaçait au point de vue grec, et jugeait du mérite d’un sujet par sa richesse pathétique, établissait quatre catégories de cas tragiques :

1o connaît (son ami ou parent), et le tue : ainsi Médée tue sciemment ses enfants ;

2o tue , sans le connaître puis le reconnaît : ainsi Œdipe a tué Laïus sans le connaître, et apprend ensuite qu’il est parricide ;

3o veut tuer , sans le connaître, mais le reconnaît : ainsi Iphigénie, en Tauride, va immoler Oreste, quand leur reconnaissance le sauve ;

4o Enfin, connaît , veut le tuer, et ne le tue pas.

Aristote, qui, je le répète, mesure tout au pathétique, rejette tout à fait la quatrième espèce, méprise la première, approuve la seconde, et met la troisième au-dessus de tout. Les deux espèces qu’il loue sont celles qui comportent des déguisements d’identité et des reconnaissances, ressorts puissants de pitié et