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l’époque romantique.

rique[1]. Puis Dumas s’en empare[2] et le dérive hors de la littérature, hors de l’art, pour l’amusement de la foule. Le roman littéraire s’est engagé dans d’autres voies ; le temps du romantisme est passé.

C’est pourtant un roman historique que donne Flaubert dans Salammbô (1862), un roman archéologique et scientifique, purgé de lyrisme, tout objectif et impersonnel. Mais le romantisme survit, puisque V. Hugo est toujours là : et cette année 1862 voit paraître avec le petit volume de Salammbô les dix volumes des Misérables. C’est un monde, un chaos que ce roman, encombré de digressions, d’épisodes, de méditations, où se rencontrent les plus grandes beautés à côté des plus insipides bavardages. V. Hugo a réalisé là cette vaste conception que le drame étouffait. Tout dans tout. Il a mêlé tous les tons, tous les sujets, tous les genres. Il y a des parties de roman historique : Waterloo, Paris en 1832, la barricade, etc. L’ensemble est un roman philosophique et symbolique : d’abord c’est le poème du repentir, du relèvement de l’individu par le remords et l’expiation volontaire. Puis c’est un poème humanitaire et démocratique : en face du bourgeois égoïste et satisfait, le peuple opprimé, trompé, souffrant, irrité, mourant, l’éternel vaincu ; en face des vices des honnêtes gens, les vertus des misérables, des déclassés, d’un forçat, d’une fille. C’est un roman lyrique où s’étalent toutes les idées du penseur, toutes les émotions du poète, toutes les affections, haines, curiosités, sensations de l’homme : lyrique aussi par l’apparente individualité de l’auteur, qui s’est représenté dans son héros. L’insurgé Marius, fils d’un soldat de l’Empire, race de bourgeois, c’est bien visiblement le fils du général comte Hugo, le pair de France de Louis-Philippe, qui est allé au peuple, et qui s’est fait le serviteur glorieux de la démocratie. Enfin, il y a même des chapitres de roman réaliste dans les Misérables : on y trouve des descriptions de milieux bourgeois ou populaires, de mœurs vulgaires ou ignobles, des scènes d’intérieur ou de rue, qui sont d’une réalité vigoureuse. Les vraies origines de M. Zola doivent se chercher bien plus dans les Misérables que dans Madame Bovary.

Cette œuvre immense, fastidieuse ou ridicule par endroits, est souvent admirable. L’idée morale que V. Hugo veut mettre en lumière, donne aux premiers volumes une grandeur singulière : et cette fois, le poète, si peu psychologue, a su trouver la note juste, marquer délicatement les phases, les progrès, les reculs, les

  1. Ainsi les Chouans de Balzac et ses Études sur Catherine de Médicis, Mauprat ; Consuelo, la comtesse de Rudolstadt, de George Sand.
  2. Cf. p. 976.