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le naturalisme.

le monde des souverains en déplacement ou en disponibilité dans les Rois en exil, le monde de l’Institut dans l’Immortel. Ce dernier roman est une complète erreur ; mais les précédents, dans le décousu et l’incohérence de leur composition, présentent d’admirables parties. M. Daudet, finement et nerveusement, a su rendre certains aspects du Paris d’il y a trente ans, aspects de la ville, aspects des âmes ; il a dessiné de curieuses et vivantes figures : il a rendu aussi, en scènes touchantes ou grandioses, l’idée que de loin, par les indiscrétions des journaux ou la publicité des tribunaux, nous pouvons nous faire des existences princières dans les conditions que le temps présent leur fait. Mais il a donné des analyses plus serrées et plus poignantes, dans ce roman de l’Évangéliste, où il a dépeint le ravage du fanatisme religieux dans certaines âmes contemporaines. Dans son écriture, comme on dit, un peu hâtive, trop voisine parfois des documents du calepin, c’est là vraiment une œuvre forte. Il a réussi peut-être encore mieux dans Sapho, sujet scabreux et navrant, qu’il a traité avec une délicatesse, une force, une sûreté incomparables.

La répression de la sensibilité, l’étude sévère de l’objet, ne coûtaient aucune peine à Guy de Maupassant[1] : aussi est-ce chez lui, après Flaubert, qu’il faut chercher la plus pure expression du naturalisme. Talent robuste plutôt que fin, sans besoin d’expansion sympathique, sans inquiétude intellectuelle, Maupassant n’avait ni affections ni idées qui le portassent à déformer la réalité : ni son cœur ne réclamait une illusion, ni son esprit ne cherchait une démonstration. Flaubert lui apprit à poursuivre le caractère original et particulier des choses, à choisir l’expression qui fait sortir ce caractère. Une fois formé, au gré de son maître, Maupassant se mit à écrire des nouvelles et des romans remarquables par la précision de l’observation et par la simplicité vigoureuse du style.

Dans tout cela, pas de philosophie profonde : dans l’air ambiant, Maupassant a pris la doctrine de l’écoulement incessant des phénomènes ; elle dispense de philosopher, et il s’en tient là. Il voit l’homme assez laid, médiocre, brutal en ses appétits, exigeant en son égoïsme, fort ou rusé selon son tempérament et sa condition, et, par force ou ruse, chassant au plaisir ou au bonheur : les satisfactions physiques et les biens matériels sont les objets presque toujours de cette chasse. En somme, le gorille méchant ou polisson

  1. Guy de Maupassant (1850-1893), filleul de G. Flaubert. — Éditions : Des vers (1880), Charpentier ; Une vie (1883), Bel ami (1885), la Petite Roque (1886), etc., en tout 9 vol., V. Havard, in-18 ; Pierre et Jean (1888), Fort comme la mort (1889), Notre cœur, etc., en tout 8 vol., Ollendorff, in-18. — À consulter : F. Brunetière, le Roman naturaliste ; R. Doumic, Écrivains d’aujourd’hui ; G. Maynial, La vie et l'œuvre de Maupassant, 1906.