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la littérature en formation.

individuelle des vers s’est abolie dans la continuité fluide du poème, où les pauses et les accents se sont posés hors de toutes les places connues et régulières. Ceux qui ont continué de considérer le vers comme une unité, comme un long mot, se sont évertués à en détruire uniformité, la fixité par la suppression des rapports internes de nombre : à l’alexandrin libéré de Verlaine, ont succédé les vers libres de Laforgue, Gustave Kahn, et autres[1]. Le vers est composé d’un nombre quelconque de syllabes : quelconque, pour le profane, mais déterminé pour l’oreille du poète par la loi mystérieuse du rythme. On a créé des vers de dimensions inusitées, on a défait les strophes précises et fermes, on a tenté des rythmes instables et mobiles. On a remplacé les rimes par des assonances ; on s’est dispensé de la rime. On a cherché en un mot, en bousculant toute l’ancienne métrique, à rendre le vers plus varié, plus souple, capable d’harmonies plus fines, plus expressives. Le but a été encore ici de trouver le rythme individuel, je ne dis pas de chaque poète, mais de chaque poème, l’accompagnement musical (car c’est à la musique que s’assimile toute cette poésie, comme celle du Parnasse aux arts plastiques), l’accompagnement musical uniquement et exclusivement propre à chaque vibration intime de l’être.

Qu’il y ait eu beaucoup de fracas, de présomption, d’incohérence, dans cet assaut livré à toute la tradition poétique de la France ; que l’ancienne inspiration et l’ancienne facture, entre les mains d’artistes sincères, gardent leurs droits et leur vertu, cela ne fait pas de doute. Mais il ne faut pas nier que cette remise à la fonte des formes traditionnelles de notre poésie ne soit venue à son heure et n’ait eu d’excellents effets. Après un grand siècle de production intense et glorieuse, cette vérification s’imposait. Plus d’un procédé, plus d’une règle en sortirent déconsidérés. Les parties excellentes de la technique traditionnelle en ressortirent plus solides. Et l’art est enrichi par le symbole, s’il ne s’y doit pas réduire ; la langue et le vers, après tous ces exercices de dislocation, sont assouplis.

Enfin le symbolisme nous a donné de belles, de fortes œuvres. M. Henri de Régnier[2], dès aujourd’hui, est reconnu comme un

  1. Jules Laforgue (1860-1887) : Les Complaintes, 1885 ; Poésies complètes, 1895. Gustave Kahn, né à Metz (1859) : La Vogue, journal, 1886 ; avec Jean Moréas et Paul Adam, le Symboliste, journal, 1886 ; études dans la Revue indépendante. 1888 ; les Palais nomades, 1887 ; Premières poèmes, 1897. Cf. R. de Souza, le Rythme poétique.
  2. Henri de Régnier, né en 1864. Lendemains, 1885, Sites, 1887, etc., recueillis dans Premiers poèmes (1899) ; Poèmes (1887-1892). 1896 ; les Jeux rustiques et divins, 1897 ; les Médailles d’argile, 1900 ; la Cité des eaux, 1902. — M. H. de Régnier, sans déserter la poésie, s’est fait une place place dans le roman (cf. p. 1121, n. 3).