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roman de renart.

raissent Noble le lion, Ysengrin le loup, Brun l’ours, Tibert le chat, Tiercelin le corbeau, et combien d’autres, jusqu’à Tardif le limaçon et Frobeit le grillon ! C’est tout un monde, organisé sur le modèle de la société humaine. La famille y est constituée aussi fortement que chez nous : tous ces barons sont mariés canoniquement ; Ysengrin a pour femme Hersent, Renart Ermeline ; Madame Fière la lionne figure aux côtés de Noble le lion, roi, comme il est juste, de la féodalité animale. Ainsi chaque espèce est fortement individualisée ; à l’abstraite et vague idée qu’évoque le nom commun de l’espèce, le nom propre, personnel, substitue l’image précise d’une physionomie et d’un tempérament uniques. Ce n’est plus le lion, ni le loup, ni le goupil, l’animal en soi, résidu incolore de multiples sensations qui se sont compensées et neutralisées en se superposant : c’est Noble, c’est Ysengrin, c’est Renart, des individus, des héros d’épopée, aussi réels, aussi vivants que les Roland et les Guillaume. D’un seul côté, ils sont moins vivants : car ils ne meurent pas, et rien n’est vraiment vivant que ce qui meurt. Par ce bénéfice d’immortalité qui les distingue de leurs congénères anonymes dont le poème a besoin quelquefois, tous les animaux que leurs noms individualisent redeviennent des types, et figurent la permanence indéfinie de l’espèce.

De quels éléments s’est formé le roman de Renart ? d’où en vient la matière ? et qui d’abord lui donna forme ? Ce sont questions fort disputées ; mais pour nous en tenir aux faits principaux et acquis, il suffira de dire que le roman de Renart est d’origine essentiellement traditionnelle : et les traditions dont il est sorti sont tantôt savantes et tantôt, le plus souvent, populaires. On conçoit, par le titre même de l’ouvrage, quel rapport en unit le sujet à celui des Fables qui de l’antiquité gréco-latine furent transmises en si grand nombre au moyen âge. Ces Fables, conservées dans des recueils latins qu’on traduisit ensuite en français (comme fit Marie de France dans son Ysopet), furent très goûtées des clercs à qui elles inspirèrent toute une littérature, allégorique, satirique et morale. Une seule branche de Renart est provenue directement de ce fonds classique et clérical, qui pourtant n’a pas laissé d’exercer une réelle influence sur la formation de certaines parties du roman. Car nombre de ces apologues, émanant des écoles, finirent par former une sorte de tradition savante, où puisaient librement les conteurs sans faire à proprement parler œuvre de traducteurs. Mais ils prenaient surtout leur matière à la tradition orale du peuple, et c’est de là que vient la meilleure partie des poèmes de Renart. C’étaient des contes, sans prétention et sans intention autre que d’amuser, qui racontaient les actions, les luttes, les méfaits et les malheurs des animaux : de ces contes,