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roman de renart.

égard, très anciennement l’histoire des animaux n’a apparu aux narrateurs et aux auditeurs que comme un moyen de dauber le prochain, le baron, le curé, le vilain, la femme : mais c’est un caractère vraiment remarquable que la bonne humeur de cette inextinguible malice. Le railleur n’en veut pas aux raillés, et ce n’est pas si fréquent qu’on pourrait croire. Il ne veut que rire et faire rire. Il n’a pas le sens du respect, il voit trop au naturel les hommes en qui se réalisent les idées respectables.

D’intention, il n’en a pas, outre celle de prendre et de donner un plaisir. Si pourtant il en avait une, ou plutôt si, de la façon dont il conte les choses, on voulait induire ce qu’il y considère avec le plus de complaisance, on trouverait que la joie de voir et de faire triompher l’esprit anime toutes les parties de l’ouvrage. L’esprit sous toutes ses formes, dans tous ses emplois, industrie, adresse, ruse, mensonge, charlatanisme, hypocrisie, sophisme, que sais-je encore ? l’esprit des grandes intrigues et l’esprit des sottes brimades, l’esprit du Prince de Machiavel et celui des clercs de Balzac, l’esprit plus fort que la force, voilà le spectacle qui se déploie dans le Roman de Renart : voilà sur quoi l’on arrête et l’on ramène toujours nos regards. Voilà ce qui obtient toute la sympathie des conteurs, et qui prétend obtenir la nôtre.

Renart, le héros de toute l’œuvre, ce génie malfaisant, est glorifié en somme parce qu’il sait éluder les conséquences de ses méfaits. Le personnage ne nous est pas inconnu : sous sa rousse fourrure, nous n’avons pas de peine à ressaisir une physionomie que la geste des Lorrains nous a rendue familière : ce Bernart de Naisil toujours acharné à semer la discorde, et prêt à pécher en eau trouble, perfide, subtil, insaisissable, et retombant sur ses pieds où tout autre se fût rompu les reins, c’est Renart ou son frère jumeau. Mais dans l’épopée, l’admiration, la sympathie vont à la force loyale, à Garin, à Bégue. Ici, au contraire, on maudit le traître du bout des lèvres, comme de faibles parents cachent mal sous des mots sévères le ravissement où les jette la précoce malignité d’un garnement d’enfant.

La marque sensible de la sympathie qu’inspire Renart à ses biographes, c’est qu’ils n’ont pas su donner de véritable et profonde indignation aux victimes mêmes de ses méfaits. On se plaint, parce qu’on a pâti : c’est un moyen de reprendre l’avantage. Au fond, on ne s’étonne pas des méchants tours de Renart : il est naturel qu’il se serve de l’esprit que la nature lui a fait. Aussi voyez les rapports de Renart et d’Ysengrin ou de Primaut (les deux frères, ou plutôt le même type sous deux noms) : avant de se nuire l’un à l’autre, ils s’accordent pour nuire à autrui. Quand les doux compères, maintes fois, se mettent en route ensemble