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littérature bourgeoise.

pour chercher fortune, c’est-à-dire une dupe et une proie, il me semble voir Robert Macaire avec Bertrand : le bandit rusé s’amuse aux dépens du bandit naïf, et c’est une tentation trop forte pour lui que celle de mal faire, fût-ce à son associé, surtout à lui : car la confiance légitime de la dupe, la trahison de l’amitié ou de la foi jurée, ce sont ragoûts délicats pour un raffiné trompeur.

Renart au reste n’est pas le seul trompeur : il n’est que le plus fort. Mais tous les autres, ses victimes et ses ennemis, tous sont trompeurs, au moins d’intention. Ce lourdaud d’Ysengrin fait ce qu’il peut, et ce n’est pas sa faute s’il est réduit à la colère brutale et à la force ouverte. Plus habile et plus heureux est Tibert le chat, le vif et leste compagnon qu’on nous peint si joliment, quand il

Se va jouant avec sa queue
Et faisant grands sauts autour d’elle.

Ce dégoûté, qui ne pourrait manger d’une andouille mâchonnée par Renart, est un maître fourbe : avec sa mine doucereuse et sa pateline éloquence, c’est le seul qui soit de force à lutter contre Renart, et rien n’est plus drôle que de le voir manger tout seul l’andouille sur la branche de la croix où il a grimpé, en adressant à son compère qui le regarde d’en bas le plus impertinent persiflage. Mais ils ne s’en veulent pas : ils jouent un jeu, où l’un perd et l’autre gagne, et celui qui perd, honteux ou furieux, songe à prendre sa revanche plutôt qu’à venger la morale.

Il n’est pas jusqu’à Chantecler le coq qui ne lutte à l’occasion de renardie avec Renart : que l’épisode presque pathétique de dame Copée ne nous fasse pas illusion. Et la petite mésange elle-même se donne le malin plaisir de « faire la barbe » à maître Renart, en jouant au plus fin avec lui. L’applaudissement va toujours au « trompeur et demi » qui trompe le trompeur : et quand Renart cuidant engeigner autrui est lui-même engeigné, il ne garde que le prestige de sa vieille réputation et l’honneur d’avoir eu la première idée d’une fourberie.

Il y a ainsi dans la conception première du Roman de Renart, dans celle de l’action et des personnages, une immoralité foncier, qui n’a fait que s’épanouir et s’aggraver à mesure que les branches s’ajoutaient aux branches. L’ouvrage est devenu ainsi de jour en jour davantage quelque chose de plus que l’épopée de Renart, l’apothéose de renardie : et renardie, c’est l’esprit au service de l’égoïsme, c’est pis encore, c’est l’esprit faisant de la « malfaisance » un art, et se faisant gloire de n’être jamais court d’invention pour procurer le mal d’autrui. Renart annonce et prépare Patelin.