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littérature bourgeoise.

Ne semble point qu’elle ait de ventre....
Les pieds avait crevés dessus,
Dessous navrés que plus ne put.

Qu’il y a loin de cette sainte hirsute et crasseuse aux belles pénitentes de la Renaissance, aux corps exquis des Madeleines !

Un trait de Rutebeuf que j’ai déjà signalé, c’est qu’il aime les idées générales : ce sont lieux communs aujourd’hui, ce ne l’étaient pas alors. Vivantes pour le chrétien, nouvelles pour l’écrivain, à ce double titre les lieux communs de la morale chrétienne sur la pauvreté, la charité, et surtout sur la mort, pouvaient le séduire. C’est du fond de son cœur qu’il nous dit et répète :

    La chose qui soit plus certaine,
    C’est que la mort nous courra sus :
    La plus incertaine, c’est l’heure.

Mais surtout il développe ces idées avec un remarquable talent oratoire. Et en général, quelque sujet qu’il touche, lieu commun de morale, hypocrisie ou vice des moines, exhortation à la croisade, on ne saurait manquer d’admirer l’ampleur, le mouvement, la vigueur de sa poésie. Qu’on prenne sa Complainte du comte de Nevers, ou sa Complainte d’outre-mer, qu’on prenne le Dit des Jacobins ou le Dit de la Vie du monde, la phrase se détache, s’étale, c’est le ton d’un orateur, et le plus incontestable mérite de cette poésie est l’éloquence.

    Sainte Église se plaint, et ce n’est point merveille,
    Chacun à guerroyer contre elle se prépare.
    Ses fils sont endormis, pour elle nul ne veille :
    Elle est en grand péril, si Dieu ne la conseille.

    Puisque Justice cloche, et Droit penche et s’incline,
    Et Loyauté chancelie, et Vérité décline.
    Et Charité froidit, et Foi se perd et manque.
    Je dis que n’a le monde fondement ni raison, etc.

Et il continue ainsi, incriminant tout le monde, et Rome surtout et les moines : mais ne sent-on pas ce que le rythme même, cette strophe de quatre vers, avec son allure régulière, sa forte vibration, sa solidité large, a de favorable à l’expression oratoire de la pensée ?

Il y a pourtant aussi un lyrique dans Rutebeuf : un chansonnier d’abord, constructeur de rythmes, de couplets, de refrains légers et piquants qui feront rire le monde aux dépens des « papelarts et béguines » ; mais il y a plus et mieux. Il a trouvé le