Jean Clopinel, de Meung-sur-Loire, était aux environs de l’an 1300 un grave et sage homme, des plus considérés, riche, possédant une maison dans la rue Saint-Jacques et le jardin de la Tournelle, estimé des plus nobles et meilleurs seigneurs ; il avait traduit de savants ouvrages, la Chevalerie (De re militari) de Végèce, la Consolation de Boèce ; il avait fait un Testament en vers français, très pieux, où le prud’homme réprimandait fortement les femmes elles moines. Il était mort, semble-t-il, avant la fin de l’an 1305. Il serait tout à fait oublié aujourd’hui, lui et son œuvre, si, vers 1277, âgé de vingt-cinq ans ou environ, au sortir des écoles, il n’avait donné une fin au poème de Guillaume de Lorris, qui depuis tantôt un demi-siècle restait inachevé.
Il ajouta un peu plus de 18000 vers aux 4669 de son devancier. Je n’exposerai point par quels enchaînements d’incidents, par quelle suite de péripéties l’amant arrive à cueillir le tant aimé, tant désiré bouton de rose dans le verger d’Amour. Aussi bien n’importe-t-il guère, et l’auteur à chaque moment oublie, suspend et nous fait perdre de vue sa fiction. L’action allégorique que Guillaume de Lorris avait entrepris de déduire, devient, entre les mains de Jean de Meung, une sorte de roman à tiroirs, roman philosophique, mythologique, scientifique, universitaire, ou, pour parler plus justement, roman encyclopédique : car cette seconde partie du Roman de la Rose est en effet une encyclopédie, une somme, comme on disait alors, des connaissances et des idées de l’auteur sur l’univers, la vie, la religion et la morale.
C’est une compilation, tout d’abord. Notre écolier dégorge sa science avec complaisance et même avec coquetterie. Il cite, traduit ou imite Platon [1], Aristote, Ptolémée [2], Cicéron, Salluste, Virgile, Horace, Tite-Live, Lucain, Juvénal, Solin, saint Augustin, Claudien, Macrobe, Geber, Roger Bacon. Abailart, Jean de Salisbury, André le Chapelain, Guillaume de Saint-Amour : ses livres de chevet, où il puise sans cesse des idées, des sujets et des cadres de développement, sont la Consolation de Boèce, le De planctu naluræ du scolastique Alain de Lille, l’Art d’aimer et les Métamorphoses d’Ovide. Sur 18 000 vers qu’il a écrits, on en a pu rendre 12 000 à ses auteurs, dont 2 000 au seul Ovide. Il est pédant avec délices, et tous les artifices de la pédanterie lui sont fami-