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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/155

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littérature didactique et morale.

confesser et d’absoudre dans les paroisses, au nez des curés désertés et affamés ; et ses rancunes d’écolier irritant ses haines de bourgeois, il leur en veut de leur intrusion dans les chaires de l’Université, de la défaite et de l’exil de Guillaume de Saint-Amour ; il prend à celui-ci, qui peut-être avait été son maître, des chapitres entiers, notamment du livre des Périls des derniers temps, et les tourne en vers français à la confusion de l’ordre de Saint-Dominique et de tous ces nouveaux frères dont l’oisiveté et l’hypocrisie menacent de perdre la Sainte Église. Il ne faut pas se faire illusion sur la valeur de ces attaques : elles n’étaient pas nouvelles, ni en France ni dans la chrétienté ; et il n’y avait pas longtemps que Rutebeuf, précisément pour les mêmes motifs, avait dit les mêmes choses. Jean de Meung ne fait pas plus que ses devanciers la psychologie de l’hypocrisie : il n’ajoute à leurs satires que quelques degrés de virulence et de passion, et ses rares et fortes qualités d’écrivain.

Mais Jean de Meung est autre chose qu’un bourgeois et qu’un écolier : il y a autre chose dans son œuvre que des vivacités gauloises et des rancunes universitaires. Ce serait le rapetisser infiniment, de n’y voir qu’un continuateur plus pédant de Renart ou des Fabliaux, et même de Rutebeuf. Jean de Meung est un original et hardi penseur, qui s’est servi de la science de l’école avec indépendance : son Roman de la Rose enferme un système complet de philosophie, et cette philosophie est tout émancipée déjà de la théologie ; ce n’est pas la langue seulement, c’est la pensée qui est laïque dans ce poème.

Il est aisé de suivre l’enchaînement des idées de Jean de Meung et de voir comment tout son système a pu s’attacher à la fiction du Jeune Homme amoureux de la Rose. Renversant la doctrine de son prédécesseur, il se moque de l’amour courtois. Mais il n’est pas de ces épicuriens qui poursuivent le plaisir, et bénissent toutes les sources dont il sort. Notre philosophe méprise la volupté, il en connaît l’illusion, et sait qu’elle n’est qu’un voile sous lequel la nature déguise ses fins, une amorce par où elle nous y attire. Avec une netteté et une puissance d’expression singulières, il voit la fuite incessante des phénomènes, l’écoulement universel de tout ce qui a reçu être et vie. La mort chasse tous les individus, et finit par les prendre. Rien ne reste, et l’humanité, le monde disparaîtraient bientôt, si les espèces ne demeuraient : dans cette grande querelle des universaux qui a si longtemps partagé les scolastiques, Jean de Meung, avec Alain de Lille, est réaliste, mais d’un réalisme à la fois très élevé et très sensé. Les phénomènes passent, les individus meurent : l’espèce seule a de la réalité, seule elle est, parce que seule elle reste. À la mort qui tend sans cesse