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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/161

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littérature didactique et morale.

duelle de l’universelle humanité, ou d’un des larges groupes qui la composent, d’une des éternelles situations dont est faite son histoire morale. Le principe de la comédie classique est là.

Enfin on ne saurait méconnaître que Jean de Meung a été poète par la puissance de la vision symbolique. La grossièreté cynique de ses images ne doit pas nous arrêter : il y a de la grandeur dans la façon dont il a traduit par le lourd martèlement et l’insistance rude de son style l’effort de la nature réparant incessamment la mort par la naissance. De même, quoi qu’il doive à Alain de Lille, il a certainement vu d’une vision de poète, et rendu avec une fantaisie vigoureuse cette grande allégorie de la Nature travaillant en sa forge, tandis que l’Art à ses genoux s’efforce de lui dérober ses secrets et d’imiter son œuvre. Jean de Meung ne s’est pas toujours contenté de mettre en vers la philosophie : il lui est arrivé de faire vraiment de sa philosophie une poésie.

La conclusion de tout ce qui précède, c’est que Jean de Meung est un des plus grands noms du moyen âge, même de notre littérature : on ne lui a peut-être pas encore fait sa place assez grande. Son œuvre a subi de durs assauts : mais il semble que les pieux esprits qu’il a scandalisés, Christine de Pisan, Gerson, aient été frappés de certains détails apparents et extérieurs, propos cyniques, épisodes immoraux, plutôt que du sens hardi et profond de l’ensemble. Et ce n’est pas celui-ci non plus que les apologistes de Jean de Meung, les premiers représentants de l’humanisme, comme Jean de Montreuil, ont défendu. Cependant on ne saurait exagérer la gravité essentielle de l’ouvrage. Par sa philosophie qui consiste essentiellement dans l’identité, la souveraineté de Nature et de Raison, il est le premier anneau de la chaîne qui relie Rabelais, Montaigne, Molière, à laquelle Voltaire aussi se rattache, et même à certains égards Boileau. Il ressemble surtout à Rabelais : c’est la même érudition encyclopédique, la même prédominance de la faculté de connaître sur le sens artistique, la même joie des sens largement ouverts à la vie, le même cynisme de propos, le même fatras, la même indifférence aux qualités d’ordre, d’harmonie, de mesure. Tous les deux nés aux bords de Loire, fils du même pays, génies populaires, vulgaires et forts, il y a entre eux la différence des temps : mais c’est au fond la même œuvre, à laquelle ils ont travaillé, presque par les mêmes moyens. Rabelais est plus puissant, plus passionné, plus pittoresque : mais en somme ce qu’il a été au xvie siècle, Jean de Meung le fut au xiiie. Il clôt dignement le moyen âge par une œuvre maîtresse, qui le résume et le détruit.

Reportons, avant de terminer, notre pensée vers le bon sénéchal de Champagne, qui bientôt allait recueillir ses souvenirs du saint