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littérature bourgeoise.

qui, malgré d’inévitables langueurs, précipite en somme la masse confuse et féconde des éruditions scolastiques et des inventions hardiment originales, tout cela donne à l’œuvre un caractère de force un peu vulgaire, qui n’est pas sans beauté.

Puis, si l’artiste est médiocre, il y a certainement dans Jean de Meung un poète. Il n’a qu’un trait de commun avec Guillaume de Lorris, et c’est précisément le sentiment poétique d’une certaine antiquité, d’une antiquité raffinée, voluptueuse, fastueuse, un peu mièvre, d’une sorte de xviiie siècle gréco-romain, mythologique, ingénieux, rococo, que le galant Ovide lui a révélée. Même à la Renaissance et même au xviiie siècle, ce sera toujours cette antiquité qui sera la plus accessible à nos Français.

Mais de plus, Jean de Meung a le sens de la vie, surtout, il faut le dire, de la vie basse et ignoble : il peint grassement les mœurs de la canaille. D’une certaine vieille, que Guillaume de Lorris avait à peine présentée, Jean de Meung, détaillant avec énergie le caractère du personnage, a fait la digne aïeule des Célestine et des Macette, une figure hideusement pittoresque. Et à d’autres moments, par le regret ému de sa belle jeunesse, dépassant la belle heaumière de Villon, la vieille du Roman de la Rose atteint presque à la mélancolie de certains vers de Ronsard.

Élevons-nous au-dessus de cette poésie triviale et populaire : voici de quoi nous satisfaire. Au milieu des déductions arides et de la scolastique subtile, soudain l’analyse tourne en synthèse, et les idées se dressent sous nos yeux, réalisées, incarnées, individuelles. Jean de Meung nous démontre

    Qu’onques amour et seigneurie
    Ne s’entrefirent compagnie,

et que le pouvoir du mari fait naître au lieu de l’amour l’indocilité chez la femme. La démonstration devient une scène de comédie, une longue, puissante et comique apostrophe du jaloux à la femme qu’il a par folie épousée : le caractère dramatique se dégage du type abstrait et allégorique, par l’abondance des nuances, des traits particuliers, finement inventés et vigoureusement expressifs. Ailleurs, veut-il se plaindre de l’indiscrétion des femmes, autre scène de comédie : dans un tableau très réaliste, un dialogue vif et fort de la femme et du mari, l’une par ruse, caresse, menace, dépit extorquant le secret qu’elle publiera, l’autre, pauvre niais ! résistant, mollissant, et cédant enfin pour son dam. Ces deux scènes sont de remarquables morceaux de psychologie dramatique. C’est le geste, le mot, l’accent, qui caractérisent un caractère, un état d’esprit : c’est l’expression indivi-