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decomposition du moyen âge.

n’ajouta rien à l’idée que son compatriote et maître lui donna de la manière de composer sa vie et son histoire. Comme lui, il ne fut d’Église que pour avoir part aux revenus de l’Église, du reste l’esprit le plus laïque qu’on puisse voir : comme lui, il recueillait de toutes bouches l’exact détail des événements, à grands frais et fatigue de corps, aujourd’hui à Londres, demain en Écosse, cette année à Paris ou en Auvergne, l’autre en Avignon, en Béarn, en Hollande, toujours interrogeant et notant, et de loin en loin se reposant dans son Hainaut pour classer et rédiger ses notes : indifférent du reste aux intérêts vitaux des peuples et des temps dont il fait l’histoire, ni Anglais, ni Français, ni même Flamand de cœur et de sentiment national, clerc aujourd’hui de Madame Philippe reine d’Angleterre, demain chapelain de Mgr le comte de Blois, à l’aise dans tous les partis, sans amour et sans haine, parce qu’il est sans patrie, curieux seulement de savoir et de conter. Son indifférence nous assure de sa véracité. Il est Anglais chez les Anglais, Français chez les Français, parce que son récit reflète les passions des acteurs ou des témoins qui l’ont renseigné ; mais il ne concède rien sciemment à la passion de ceux qui l’entretiennent. Il se met en garde contre elle. Il refera trois fois son premier livre, deux fois le second et le troisième, pour corriger, étendre, compléter : il effacera de plus en plus du premier, primitivement tout anglais, l’air de nation et de parti. Il est vraiment impartial. Il ne voit, il ne cherche que la vérité. En seize ans, il dépensera 700 livres, 40 000 francs d’aujourd’hui, pour se bien informer. Il est dévoué à sa tâche ; il n’a point de bassesse, ni de vice : en somme, un honnête homme.

La foncière immoralité du siècle n’en ressort que mieux dans l’incroyable inconscience de son récit. Ce bourgeois de Valenciennes, pour se mettre au ton de ses nobles patrons, renie ses origines, et la source même de son génie. Il méprise le peuple, les bourgeois, les petites gens ; il fait pis, il les ignore. Leurs besoins, leurs souffrances, leurs aspirations, leur âme, cela ne l’occupe pas ; il ne s’en doute pas. N’étant pas un méchant homme, il trouve excessif de passer au fil de l’épée toute une population désarmée, les enfants et les femmes : mais il ne faut pas lui demander plus. Tandis que le bon prêtre de Rouen qui fait la Chronique des quatre premiers Valois, un pauvre écrivain, montre les petites gens faisant déjà le succès d’une bataille, tandis que le carme Jean de Venette, en son mauvais latin, ose excuser la Jacquerie par l’oppression féodale, Froissart rit des bourgeois qui prétendent s’armer pour défendre leur ville et leur vie ; ce n’est pour lui qu’une « garde nationale » fanfaronne et poltronne ; et sereinement, sans une inquiétude de justice, ni un tressaillement