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origenes de la littérature française.

solidement liée par les rigoureuses lois de sa syntaxe et de sa prosodie ; elle livre à la masse populaire le rude, instable, usuel parler de ses soldats, de ses marchands et de ses esclaves, ce latin que, dès le temps d’Ennius, la force de l’accent et de vagues tendances analytiques commençaient à décomposer. Le celtique est supplanté, repoussé au fond des campagnes, où il végète de plus en plus obscurément, perdant du terrain chaque jour, jusqu’à ce qu’il disparaisse enfin sans bruit aux environs du vie siècle. On n’aperçoit pas où en était le latin populaire quand la Gaule le reçut, ni ce qu’en firent ces bouches et ces esprits de Celtes pendant les siècles de la domination romaine : on ne peut mesurer à quel point les habitudes intimes et comme l’âme de la langue celtique s’insinuèrent dans le latin gallo-romain.

Viennent les barbares, et cette brillante façade de la civilisation impériale est jetée à bas : tout ce qui fermentait et évoluait sous l’immobilité stagnante de la langue artificielle des lettrés est mis à découvert. Dès lors le travail de la formation du français se fait au grand jour. Un jour vient où dans le latin décomposé, désorganisé, se dessine un commencement d’organisation sur un nouveau plan ; un jour vient où les hommes qui le parlent s’aperçoivent qu’ils ne parlent plus latin : le roman est né ; c’est-à-dire en France, le français. Les terminaisons latines sont tombées ; les mots se sont ramassés autour de la syllabe accentuée ; le sens des flexions s’est oblitéré, réduisant la déclinaison à deux cas. Dans sa forme indigente de langue synthétique dégénérée, l’ancien français enveloppe et manifeste déjà un génie analytique : organisme mixte qui relie les formes extrêmes, et nous aide à passer du latin, si riche des six cas de sa déclinaison, au français moderne qui n’en a pas.

L’apport des Francs est représenté par quelques centaines de mots, qu’ils ont jetés dans la langue gallo-romaine. Car, à peine maîtres du pays, ils se sont mis à parler le latin, comme l’Église, qui les baptisait. S’ils en ont précipité la décomposition, ils ne l’ont sensiblement modifiée ni dans sa marche, ni dans ses résultats.

Dans la barbarie croissante des chroniques et des chartes mérovingiennes, on voit le latin se défaire. Au viiie siècle le roman apparait : trois mots répétés par le peuple du diocèse de Soissons pendant que les clercs prient en latin pour le pape et l’empereur. Puis c’est la liste de mots du glossaire de Reichenau, ce sont les Sermenis de Strasboury (842), la Séquence de sainte Eulalie (vers 880). La langue est faite, et apte à porter la littérature. Création spontanée du peuple, elle est à son image et pour son besoin : langue de la vie quotidienne, de l’usage pratique et