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le moyen age.

de la sensation physique, langue de rudes soldats, de forts paysans, qui ont peu d’idées et ne raisonnent guère. À mesure que la pensée et la science élargissent ces étroits cerveaux et en éveillent l’activité, à mesure aussi que les lettrés prennent l’habitude d’user de la langue vulgaire, la première provision de mots préparée par le peuple ne suffira plus. On ira reprendre dans le riche fond de la latinité ce que l’on y avait d’abord laissé ; et les mots savants viendront presque dès le premier jour s’ajouter aux mots populaires : de ces deux classes de mots, formés ceux-ci sous l’influence et ceux-là hors de l’influence de l’accent latin, ceux-ci par la bouche et l’oreille du peuple, et ceux-là par l’œil des scribes, de ces deux classes se fera une langue plus riche, plus souple, plus fine, plus intellectuelle. Mais celle qui vient de naître au xe siècle, rude et raide, toute concrète, impuissante à abstraire, a déjà la netteté, la clarté, la rapidité, et cette singulière transparence qui, la condamnant à tirer toute sa beauté des choses qu’elle exprime, lui confère le mérite de l’absolue probité.

Dans l’âge moderne, les frontières de l’État sont à peu près les limites de la langue, et l’instrument littéraire est le même pour les Français du Nord et du Midi. Cette langue nationale unique se superpose aux patois locaux, plus ou moins distincts, dégradés, ou vivaces, auxquels parfois le caprice individuel ou le patriotisme provincial rendent artificiellement une existence littéraire. Il n’en était pas ainsi au moyen âge.

Comme à travers les diverses régions de l’empire romain, le latin, dans la bouche de populations très diverses, se corrompit diversement, et comme il se ramifia en tout un groupe de langues de plus en plus divergentes, en France aussi ce ne fut pas une langue qui sortit du latin : mais, des Pyrénées à l’Escaut et des Alpes à l’Océan, s’échelonna une incroyable variété de dialectes, qui s’entretenaient et se dégradaient insensiblement, chacun d’eux ayant quelques particularités communes avec ses voisins et les reliant.

Ces dialectes se groupent en deux langues, langue d’oc et langue d’oïl, provençal et français, dont les domaines seraient séparés à peu près par une ligne qu’on tirerait de l’embouchure de la Gironde aux Alpes en la faisant passer par Limoges, Clermont-Ferrand et Grenoble. Donc la primitive province romaine et tout ce vaste bassin de la Garonne où le premier élément de la race est fourni par un fond indigène de population non celtique mais ibère, d’autres régions encore, comme l’Auvergne et le Limousin, presque la moitié de la France ne parlait pas français, et ne produisit pas au moyen âge une littérature française. Nous n’aurons pas à étudier la littérature de langue d’oc, bien qu’elle