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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/272

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distinctiondes principaux courants.

l’auteur, a quarante ans ou environ : c’est un de ces tard-instruits dont nous avons parlé ; et même il lui a fallu plus d’ardeur, plus de volonté qu’à personne pour étudier, puisqu’une erreur du sort l’avait fait moine, et moine mendiant. Il dévore toutes sortes de livres, il apprend le grec, malgré les cordeliers. Le cloître gêne son corps non moins que son esprit : il se défroque.

Mais plus tard, à Lyon, quand pour vivre il ajoute à ses travaux d’humaniste, à sa médecine, à ses almanachs une bouffonne imitation des vieux romans, il y tire sa principale inspiration des profondeurs de son expérience ; le souvenir de ses plus essentiels instincts comprimés et menacés pendant tant d’années met dans l’œuvre comme deux points lumineux : la lettre de Gargantua à Pantagruel, et l’abbaye de Thélème. Immense aspiration vers la science universelle ; libre épanouissement de tout l’être physique et moral : voilà tout ce premier Pantagruel ; et Gargantua ne fait que développer les mêmes thèmes : car la discipline de Ponocrates, et l’activité de frère Jean, voilà l’âme du livre. La satire n’est que la contrepartie de ces deux conceptions maîtresses, qui entraînent en effet la dérision de la scolastique et la haine des moines : sur quoi Rabelais se retient d’autant moins qu’il écrit dans le temps de l’indécision du pouvoir royal. Ajoutons à cela la parodie des expéditions lointaines et des folies chevaleresques, à laquelle pourtant il ne faut se laisser prendre qu’à demi : il les conte pour s’en moquer, et il pense bien en les contant allécher les lecteurs. Mais il obéit en s’en moquant à un fonds d’humeur populaire qu’il tient de ses origines ; il a une défiance ironique des grandes chevauchées ; avec son sens prudent positif, il rit des fous qui risquent leur peau pour faire du bruit. Et puis la gloire des armes représente surtout à ce fils de vigneron tourangeau des champs ravagés, des paysans ruinés. De là son rêve de royauté pacifique et paternelle : l’éternel rêve des ruraux.

En somme, les deux livres expriment l’idéal d’un homme né dans le peuple, échappé du cloître, enivré de liberté et de science. Ils sont imprégnés à la fois d’antiquité et de christianisme : Rabelais feuillette tour à tour les beaux livres de Platon et la Sainte Écriture ; il associe dans sa révérence les grands païens philosophes et les « prêcheurs évangéliques ». Ardent à discréditer l’éducation sco-

    netière). Le Duchat, Amsterdam, 1711. Burgaud-Desmarets et Rathery, Didot, 2e} éd., 1870-73. Marty-Laveaux, Lemerre, 1872 et suiv. in-8. — À consulter : E. Gebhart, Rabelais, la Renaissance et la Réforme. Hachette, 1877 ; Stapfer, Rabelais, 2e éd. 1891 ; R,. Millet, Rabelais, in-16, 1892 ; A. Heulhard, Rabelais, ses voyayes en Italie, son exil à Metz. 1891 ; Brunetiêre, Sur un buste de Rabelais, Revue des Deux Mondes, 1er mai, 1887 ; Kaguet, xvie siècle ; R. Copley-Christie, E. Dolet, trad. par C. Stryienski, Paris, 1886. A. Lefranc, les Navigations de Pantaguruel, 1905 ; Revue des études rabelaisiennes, depuis 1903.