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françois rabelais.

rité qu’on ne croirait d’abord, mais qui pour Rabelais n’est que l’expression d’une irrésistible et universelle sympathie. Il lui a fallu croire et professer la nature toute bonne, parce qu’il aimait toutes les manifestations de cette nature ; et son jugement moral s’est refusé à supprimer, même en désir et en pensée, aucune des formes de la vie.

Il n’a vu le mal que dans la contrainte et la mutilation de la nature : le jeune catholique, la chasteté monacale, tous les engagements et toutes les habitudes qui limitent la jouissance ou l’action, voilà les choses qui excitent le mépris ou l’indignation de Rabelais. Les moines, selon le vœu et l’esprit de leur ordre, chantent au chœur, au lieu de courir à l’ennemi : sottise. Panurge, dans la tempête, ceint, crie, prie, et ne fait rien : c’est bien, car il agit par naturelle poltronnerie. Le vice naturel s’évanouit : Rabelais débride les instincts, enlève les péchés.

L’égoïsme qu’il lâche en liberté est à peu près inoffensif, parce qu’il s’offre dans sa simplicité primitive, tout proche de la naturelle volonté d’être, parce qu’il est soustrait aux malignes complications que la société y introduit, parce qu’en un mot il reste égoïsme, et ne devient pas ambition ni intérêt. De plus, comme il arrive souvent aux constructeurs des morales les moins morales, l’auteur répare par la rectitude de sa nature l’insuffisance de son système : comme il sent en lui la bonne volonté, la chaude sympathie, des formes affectueuses d’égoïsme, il érige son instinct en loi générale de l’humanité, et il se fait d’optimistes illusions sur le penchant inné des hommes à « faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire ». Éminemment raisonnable, il compte que l’homme naturellement se conduira selon la raison, que la raison lui apprendra à être bon, à préférer les plaisirs nobles aux basses jouissances, à faire servir la science à l’action, et l’action au bien général.

Il faut ajouter, pour être juste, que de ce même culte de la vie, de cette même joie d’être sortira une égalité sereine de l’âme. Les maux particuliers s’évanouiront dans la sensation fondamentale d’être et d’agir ; et du respect des formes de la vie hors de soi comme en soi découlera la douceur à l’égard des hommes et des choses, indulgente sociabilité ou résignation stoïque. Ainsi se fondera le pantagruélisme, « vivre en paix, joie, santé, faisant toujours grand chère » : disposition qui s’épure d’un livre à l’autre, et s’élève jusqu’à être « certaine gaieté confite en mépris des choses fortuites ».

Mais le pantagruélisme est aussi un appétit de savoir qui ne se contient dans aucune borne. Et c’est toujours le même principe qui donne sa forme originale à la curiosité rabelaisienne. Elle a pour caractère de ne point séparer la sensation concrète de la con-