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montaigne.

laissant que la réalité des tracas et des fatigues. Y renonçant, nous ne renonçons à rien d’assuré qu’à des maux. Soyons libres aussi à l’égard de toutes les formes de la vie sociale : ne croyons pas le bien et la vérité attachés à ces formes politiques ou religieuses, d’une croyance trop passionnée qui nous arrache à nous-mêmes et nous donne aux objets de notre fantaisie. Soyons libres même à l’égard des affections naturelles : aimons notre patrie, notre femme, nos enfants, non pas jusqu’au point de nous en troubler. Servons bien notre patrie : si elle doit périr, que Montaigne échappe, s’il peut, à la ruine publique. Sachons perdre femme et enfants sans affliction tyrannique : se détacher, c’est s’affranchir. On peut se prêter : on ne doit jamais se donner.

2° Il faut apprendre à mourir, ou plutôt à supporter la pensée de mourir ; car la mort elle-même n’est rien. Montaigne s’est exercé soigneusement à regarder la mort, appelant Socrate et Sénèque, et Lucrèce à la rescousse. Je ne doute pas qu’il n’ait fini par y songer avec indifférence, en y songeant toujours. Mais, même au temps où il apprivoisait son âme à ce fâcheux objet, il n’a eu ni violent désespoir ni pessimiste mélancolie : la mort lui rendait la vie plus chère, voilà tout, et chaque instant prenait un prix infini, contenait un infini de délices, par la pensée qu’il pouvait être le dernier. Et l’idéal de Montaigne n’est pas la raideur dédaigneuse du stoïcien, c’est la brute résignation du paysan, qui ne se couche que pour mourir, et meurt sans se plaindre, comme les animaux. Il a fini par se dire que la méditation de la mort était une duperie, que la méditation de la vie était meilleure, et qu’au lieu de regarder toujours la mort, il valait mieux regarder la vie, comme incertaine en général, mais enfin comme présentement certaine.

3° L’ennemi de la vie, ce n’est pas la mort, c’est la douleur, et c’est elle qu’il faut fuir de toutes les forces que nous prête la nature. « En quelque manière qu’on puisse se mettre à l’abri des coups, fût-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculât : car il me suffit de passer à mon aise ; et le meilleur jeu que je puisse me donner, je le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez. » Montaigne est de sa nature plus sensible à la douleur physique qu’à la douleur morale : il nous le dit. Le malheur est que contre la douleur physique le détachement ne sert à rien : il n’y a que la fuite qui vaille. Mais enfin, elle vient parfois : la gravelle tient Montaigne. Que faire ? rien, puisqu’il n’y a rien à faire. Geindre soulage, quand on a la colique : si l’on peut n’y pas penser, cela soulage aussi. C’est alors qu’il faut user d’industrie, ne lâcher à la douleur que les parties de notre être et de notre vie que la nature lui attribue, et faire étude de conserver leur place et leurs moments à tous les plaisirs.