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guerres civiles.

Montaigne, comme pour Pascal, qu’un moyen : pour Pascal, moyen d’aller à Dieu, pour Montaigne moyen d’aller au bonheur.

Car ce scepticisme laisse subsister au moins une affirmation : qu’il est bon, qu’il est légitime de vivre à l’aise. S’il veut nous retrancher toutes les passions qui troublent la vie, en éloignant de notre vue les objets de ces passions, c’est qu’il estime au moins la réalité de la vie. Dès que la vie est réelle, elle est bonne : il ne s’agit que de savoir en user. Il y a deux choses certaines, et que tout l’effort du pyrrhonisme ne saurait obscurcir : c’est le plaisir et la douleur. — Mais le plaisir et la douleur varient d’homme à homme, selon les tempéraments, de minute à minute, selon les revirements de l’humeur. — Pas tant que cela, si l’on commence par écarter tous les plaisirs et toutes les douleurs d’opinion, qui sont des inventions humaines, et que notre prétendue civilisation attache à des biens imaginaires. Si l’on sait rejeter cet être artificiel qui recouvre en chacun de nous l’être naturel, si l’on se retranche aux seuls biens qui sont liés à nos primitives et naturelles fonctions, nous avons des plaisirs et des douleurs — en petit nombre, mais bien réels — qui nous sont communs à tous, et sur lesquels nous sommes tous d’accord. « Notre grande et puissante mère nature » nous enseigne à fuir la douleur et à chercher le plaisir : elle nous fournit les outils à cette besogne, nos instincts, nos organes, nos facultés ; elle nous prescrit le choix et la mesure. Qu’on lise les dernières pages des Essais : ce n’est pas la profession de loi d’un sceptique : « J’aime la vie, et la cultive, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire la nécessité de boire et de manger… J’accepte de bon cœur et reconnaissant ce que la nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue… Nature est un doux guide ; mais non pas plus doux que prudent et juste : je quête partout sa piste… C’est une absolue perfection et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. » Cet optimisme épicurien, très décidé et très affirmatif, n’est pas moins le fond et l’âme des Essais que le scepticisme. Avec une absolue conviction, Montaigne s’applique à jouir loyalement de son être, et son livre n’est que la loyale recherche des moyens d’assurer cette loyale jouissance. Il y a un « art de vivre », selon l’expression de M. Brunetière, parce que l’homme a compliqué et faussé la nature : et cet art de vivre se résume à savoir retrouver la nature. Il comprend trois parties principales.

1° L’indépendance d’abord, qui s’obtient par le scepticisme plus sûrement que par aucun moyen. Car les instruments de notre servitude, ce sont les passions. L’ambition, l’avarice, nous asservissent à des biens qui ne dépendent pas de nous, à des biens souvent chimériques qui se déroberont à notre poursuite, ne nous