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attardés et égarés.

réalité solide ou surface, il faut l’avoir pour les autres, ou s’en donner l’air : cette coquetterie de parure par laquelle la beauté semble faire don de soi au public, et prendre intérêt à son plaisir, quand il s’agit de la pensée et de l’expression de la pensée, c’est l’esprit. En littérature, il n’y a de distingué que l’esprit, au sens étroit : l’ingéniosité, l’invention spirituelle. Rien ne vaut que pénétré ou orné d’esprit. On est ainsi, tout à la fois, très près et très loin de l’art : ou, si l’on veut, on a un art d’agrément, et non d’expression, un art tout orienté vers le public, pour lui plaire à sa mode, et non vers la nature, pour la rendre selon la vérité. Mettez en face l’un de l’autre l’art du xviiie siècle et l’art grec.

Voilà comment l’influence de la société sur la littérature française fut mêlée de bien et de mal. Le public fit la loi : il imposa d’abord la clarté, l’unique et admirable clarté de nos chefs-d’œuvre classiques ; il obligea les auteurs à ménager sa peine sans plaindre la leur, à savoir nettement ce qu’ils voulaient dire, et à le dire sûrement. Mais ce public définit la clarté par ce que son esprit entendait : et ces femmes, ces gentilshommes ne voulaient pas ou ne pouvaient pas entendre bien des choses, qui eussent bien mérité qu’on les leur fit entendre. Notre littérature y perdit sans doute en hauteur et profondeur ; et les plus grandes questions, les plus vitales en furent exclues ou furent réduites à s’y glisser par occasion : de là ce que nos chefs-d’œuvre classiques paraissent avoir quelquefois d’un peu court, quand on les compare à certaines œuvres des autres littératures. Avec quelque chose de superficiel et de frivole, ou tout au moins de moyen, la littérature prit au monde le goût d’une simplicité brillante, très cherchée et très aisée, qui imite le naturel et qui est parfois tout le contraire : il fut difficile de n’avoir pas d’esprit, et les plus grands seuls de nos écrivains y parvinrent. Il fut difficile aussi de parler à ce public de ce qui n’était pas lui : et par là la matière littéraire se restreignit encore ; l’homme, mais l’homme de la société, soumis aux rapports, aux lois, aux accidents sociaux, ayant affaire un peu a Dieu, beaucoup aux hommes, nullement à la nature, fut l’original nécessaire de tous les portraits. N’étant guère actionné que par l’amour, il fit de l’amour l’action de tous les livres qui prétendaient à le représenter.

Enfin, s’il est une vérité reçue dans le monde, c’est que le monde a raison, c’est qu’il fait bien et pense excellemment, mieux que tous les individus qui le composent, et surtout mieux que tous les êtres qui n’en sont pas ou n’en ont pas été : d’où la raison, cette souveraine dominatrice du siècle qui commence, s’étrique, s’amincit, se creuse, et devient le préjugé mondain, qui investit momentanément tous ses caprices et toutes ses ignorances d’un titre d’absolue et