Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/403

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
381
attardés et égarés.

pas réellement. Tout est excès, excès de grandeur ou excès de finesse, boursouflure ou subtilité ; et l’idéal que les précieux essaient de réaliser dans leur vie et dans leur extérieur, celui que tout d’abord ils imposent à la littérature, c’est l’horreur du commun, du vulgaire, en tous sens et sans exception, le culte obstiné de la rareté qui surprend.

Ce goût eut pour premier effet de soumettre de nouveau la France aux influences étrangères. Car le merveilleux de l’esprit se rencontrait plus facilement hors de chez nous. L’Italie, d’abord, cette fois encore, fut notre institutrice : mais l’Italie dégénérée, folle de l’artificielle beauté des concetti, dépensant tout son génie en inventions monstrueuses d’hyperboles, d’antithèses et de métaphores, l’Italie de Guarini et de Marino. Celui-ci, un Napolitain d’inépuisable faconde, d’intelligence et de sentiment nuls, vint en France en 1615 : il y publia son Adone (1623), poème allégorique et descriptif de plus de 40 000 vers[1]. « Les yeux, disait-il quelque part, sont les balcons et les portes de l’âme, fidèles témoins, vrais oracles, sûre escorte de la raison timide, et flambeaux ardents de l’obscure intelligence. Ils sont les langues de la pensée, toujours promptes et adroites, les messagers parleurs du muet désir, hiéroglyphes et livres où l’on peut déchiffrer les secrets du cœur, — vifs et purs miroirs où transparaît tout ce qu’enferment les profondeurs de la poitrine[2] », etc., etc. Dans le Tasse même, qu’on lisait beaucoup, il n’y avait que trop de brillant, de finesse, et, comme disait un peu brutalement Despréaux, de clinquant. Ces beautés spirituelles faisaient fureur chez nous, et asservissaient tout, jusqu’au vieux Malherbe, grognant et cédant. Avec cela, les Italiens imposaient, parce qu’ils entendaient l’art ; épopée, comédie, histoire, de quelque genre qu’on parlât, ils faisaient autorité : ils écrivaient selon les règles.

L’Espagne vint renforcer l’Italie : elle avait le même goût, l’ayant eue pour maîtresse. C’était l’Italie qui avait fait éclore chez elle, dans sa mâle et âpre poésie, le conceptisme de Ledesma, l’estilo culto de Gongora : les agudezas valaient les concetti. Mais, dans ce raffinement, l’Espagne continuait d’exprimer son génie national par les sonorités emphatiques des mots, et par l’héroïque boursouflure des pensées. Cette influence fut, chez nous, plus tardive et moins universelle que celle de l’Italie. Antonio Perez ne l’établit pas, quoi qu’on ait dit : il ne dut jamais mettre les pieds à l’hôtel de Rambouillet[3]. Dès le début du siècle, la langue espagnole était fami-

  1. L’Adone, poema del cavalier Marino, Parigi, 1623, in-fol. Il est appelé Marini, dans le Privilège.
  2. Adone, VI, 36, 37.
  3. Car il mourut en 1611 et ne sortit plus de chez lui après 1608.