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la préparation des chefs-d'œuvre.

lière à la plupart des gentilshommes et des dames : mais les livres pénétraient plus lentement, et ce n’est guère avant 1630 qu’on sent une forte action du génie castillan sur la littérature française. Au théâtre, les Espagnols nous donnèrent des sujets, dispensant nos poètes du labeur de l’invention. Par Montemayor et par Perez de Hita, ils furent nos maîtres dans le roman galant et héroïque. Leur poésie ne fut, semble-t-il, jamais très bien connue. Gongora n’eut point d’action. Voiture est peut-être le seul de nos poètes qui soit sensiblement teinté de goût espagnol. Je parle des genres sérieux de poésie : car, pour le burlesque, l’influence de l’Espagne fut considérable. Lope de Vega, Gongora, fournissaient des modèles que notre Saint-Amant, notre Scarron ont connus, et qui les ont inspirés. Enfin l’esprit castillan s’est offert à nos courtisans dans une idée que dégageaient, non plus les fictions des livres, mais les vies réelles ou légendaires de quelques individus comme Villamediana : idée de politesse héroïque et de gravité hautaine même dans la facétie. En revanche, jamais le goût des Espagnols n’a fait loi ; et dans le temps même où on les pillait le plus, on ne se gênait guère pour les taxer d’irrégularité ou d’extravagance [1].

Au total, l’Espagne, comme l’Italie, recommandait à la France le goût effréné de l’esprit, le culte des formes les plus raffinées de sentir et de parler.

Toute la littérature française fut atteinte par la préciosité et se mit aux pointes [2], qui sont la forme française des concetti et des agudezas. Mais il y eut des genres d’où la nature et le naturel furent plus complètement bannis, ou qui sont comme la propriété exclusive du mauvais goût étranger et mondain. La poésie de forme lyrique, qui était devenue une poésie de cour ou de ruelle, n’ayant guère ailleurs d’emploi, fut la première gagnée, et les enseignements de Malherbe en furent corrompus.

Le maître lui-même soupira ses fausses amours en pointes fades ; mais ce qu’il y a de plus significatif, c’est que toutes les hautes

  1. Les lettres de Chapelain à Carel de Sainte-Garde (au tome II de l’éd. T de Larroque) nous montrent ce qu’en 1639 le mieux informé des français connaît de la littérature espagnole. - À consulter : Morel Fatio, Études sur l’Espagne, t. I.
  2. Les pointes sont proprement des jeux de mots, qui consistent à prendre un mot tour à tour ou simultanément dans deux acceptions différentes, comme le propre et le figuré, etc.

    Brûlé de plus de feux que je n’en allumai. (Racine.)

    La pointe consiste à prendre feux à la fois au figuré comme régime de brûlé, et au propre comme antécédent du relatif.

    Belle Philis, on désespère
    Alors qu’on espère toujours. (Molière.)

    Dans le composé, espérer a son sens commun, dans le simple il signifie attendre.