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la préparation des chefs-d'œuvre.

Mascarille ou de Trissotin. Sa poésie amoureuse est d’une finesse abstraite, et transpose avec une exquise précision le sentiment en idée. Mais quand il ne s’agit pas d’amour, il cause souvent, en prose ou en vers, avec un esprit net et vif, d’un style léger et piquant, dont l’allure fait penser à Voltaire : son Épître au prince de Condé revenant d’Allemagne sort du goût précieux, et réalise déjà l’urbanité de la fin du siècle ou du siècle suivant.

L’horreur du vulgaire naturel qui, appliquée aux menues circonstances de la vie sociale, produisait la recherche spirituelle des petits vers, tourne en passion du romanesque quand il s’agit de la conduite générale de la vie. Un besoin étrange d’aventures emporte alors les âmes, et se traduit parallèlement dans l’histoire par tous les troubles, les intrigues, les révoltes que l’on sait, dans la littérature par la vogue des genres et des œuvres où s’étale le plus extravagant héroïsme. L’épopée d’abord : en 15 ans, six grandes épopées paraissent, qui forment un total de 136 chants, et dont quelques-unes ont eu assez longtemps le renom de chefs-d’œuvre [1]. Je n’en parlerai pas : ce sont les parties mortes et bien mortes de la littérature classique. Quelques brillants morceaux de description ou de morale, voire de théologie, n’empêchent pas que ce soient des œuvres absolument ennuyeuses et illisibles. L’invention est surtout extrêmement pénible, l’exécution presque toujours lâchée. C’est en eux qu’on peut voir combien l’esprit précieux est éloigné de l’art véritable, et en implique peu le sens. Ces épiques ne savent éviter la platitude que par les pointes, et incapables de se concentrer, ils se boursouflent ; ils ne donnent que du fatras ou du clinquant.

Comme ils écrivent pour le monde, pour les femmes, leur public, qui méprise la science des collèges et n’est pas plié à la superstition de l’antiquité, leur inspire une doctrine, qui se trouve être essentiellement excellente : ils prennent des sujets chrétiens, donc modernes, Childebrand, Clovis, saint Louis, Jeanne d’Arc : le plus ancien est pris aux contins de l’antiquité romaine et des temps chrétiens, l’Alaric de Scudéry. Tout naturellement, ils font des idées de leur public la règle de leur ouvrage, et ici c’est parfaitement juste : par un semblable mouvement, Théophile, qui a pourtant prodigué ses vers aux Iris et aux Philis, déclarait un beau

  1. Le Père Lemoyne, Saint Louis, 17 chants, 1651-53 : 18 chants, 1658 ; Scudéry, Alaric, 10 chants, 1654 ; Chapelain, la Pucelle, 24 chants (12 publiés en 1656, 12 inédits jusqu’à nos jours) ; Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis, 26 chants. 1657 (réduits à 20 en 1673) ; Le Laboureur. Charlemagne, 42 chants, 1664 ; Carel de Sainte-Garde, Childebrand, 16 livres, 1666 (devenu en 1679 Charles Martel) ; ajoutez Saint-Amaut. Moyse sauvé, 1653 ; Godeau, Saint Paul, 1654 ; Coras, Jonas, Josué, Samson, David, 1662-1665 ; Perrault, Saint Paulin, 1675. — À consulter ; Duchesne, les Poèmes épiques du xviie siècle, 1870 ; Chérot, Étude sur le P. Lemoyne, 1887 ; R. Toinet, Quelques recherches autour des poèmes héroïque épiques français du xviie siècle, 1899