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attardés et égarés.

moins éloignée de la nature que l’autre, même quand elle s’y oppose : elle outre la grossièreté, le ridicule ; elle étale la bouffonnerie ou cynique ou brutale. Si les femmes font un peu les renchéries, les hommes, après avoir poussé les beaux sentiments et cherché le fin du fin, ne haïssent pas de rire gros, comme des ruelles ils vont aux cabarets. À leurs solides estomacs, pour les mettre en belle humeur, il faut des viandes bien épicées : dans la poésie, les chansons bachiques, les tableaux crûment colorés des « crevailles » copieuses, de la gueuserie après la goinfrerie. Le gai compagnon du gros comte d’Harcourt dans les tripots et dans les cabarets, Saint-Amant [1], y porte une verve originale et chaude : il a le sens du trivial, parfois même du fantastique, et tel de ses sonnets a la précision vigoureuse d’une eau-forte. Il a le tempérament d’un réaliste ; mais il s’obstine à convertir ses impressions de nature en préciosité spirituelle.

Dans le roman, il paraît bien que Sorel a été un bourgeois de sens ferme, à qui par malheur le talent a manqué pour faire une grande œuvre. Il a, trente ou quarante ans avant Molière et Boileau, essayé de détruire la fausse littérature et de discréditer les sentiments hors nature. Son Francion (1622) est le premier de nos romans réalistes, où sont peints, en couleurs peu flatteuses, les bas-fonds de la société, et le monde vaniteux ou servile des gens de lettres ; et son Berger extravagant (1627) a été pour la mode des pastorales ce que les Précieuses ridicules ont été pour le romanesque et les pointes. Par malheur, l’art, la mesure, le style manquent à Sorel [2] ; et son Francion, ancêtre de Gil Blas, n’arrive qu’à être une date, non une œuvre.

Il y a un tempérament d’écrivain plus vigoureux dans le Roman comique de Scarron [3], qui, avec une verve allant parfois jusqu’à la plus dégoûtante bouffonnerie, nous représente les mœurs des comédiens nomades du temps, et les originaux ridicules de la province. Pour remplacer les coups d’épée des Cyrus et des Aronce, Scarron met à notre goût un peu trop de coups de pied ; mais son récit offre, épars çà et là, ou enveloppés de fantaisie

  1. Marc-Antoine de Gérard, sieur de Saint-Amant (1594-1661), s’attacha au duc de Retz, puis au comte d’Harcourt qu’il suivit dans ses campagnes maritimes et terrestres, et dans sa mission d’Angleterre en 1613. Il suivit en 1645 Marie de Gonzague en Pologne, où elle allait épouser le roi Ladislas Sigismond.

    Édition : Œuvres complètes, Bibl. elzév., Paris, 1855, 2 vol. in-16.

  2. À consulter : E. Roy, Étude sur Charles Sorel, Paris, Hachette, 1891, in-8.
  3. Paul Scarron (1610-1660), fils d’un conseiller au Parlement, fut saisi à vingt-sept ans d’un rhumatisme déformant, qui ne lui enleva rien de sa gaieté. Il épousa en 1652 Mlle d’Aubigné, la future Mme de Maintenon. Le Roman comique est de 1651. — Édition : Œuvres complètes. Paris, 1786, 7 vol. in-8. — À consulter : P. Morillot, Scarron et le Génie burlesque, Paris, 1888, in-8.