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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/424

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la préparation des chefs-d’œuvre.

dignité supérieure attribuée à la pensée ne pouvaient que confirmer la littérature dans l’élimination de la nature et dans l’étude exclusive de l’homme moral. L’affirmation de l’universalité de la raison engageait à poursuivre dans l’œuvre d’art aussi un objet universel, et à faire consister la perfection dans le caractère général du sujet étudié, dans le caractère commun du plaisir procuré. De la même source se tirait aussi facilement l’exclusion du lyrisme et de l’histoire. Enfin la méthode cartésienne, qui tend à constituer des démonstrations, a son analogue dans la forme oratoire, qui s’établit en même temps dans la littérature.

Mais le cartésianisme, par son caractère rigoureusement scientifique, exclut l’art : il n’y a pas d’esthétique cartésienne, ou, si l’on veut, elle consiste à réduire l’art à la science, à l’y confondre. Le but de tout exercice de la pensée est le vrai : en littérature comme en philosophie, dès qu’on pense, dès qu’on parle, ce ne peut être que pour chercher ou exposer la vérité. L’esprit classique manifeste donc encore ici sa concordance avec le cartésianisme, lorsqu’il fait de la vérité l’objet suprême de l’œuvre littéraire, et pose comme identiques le vrai et le beau. Seulement il ne pouvait sortir du pur rationalisme qu’une littérature scientifique, une sorte de positivisme littéraire, sans caractère esthétique, réduisant l’expression à la notation pour ainsi dire algébrique de l’idée : ni poésie, ni éloquence, ni forme d’art ; un langage sec, abstrait, logique. En un mot, on arrive d’emblée à la littérature des Perrault, des Lamotte et des Fontenelle : voilà les purs rationalistes, les cartésiens de la littérature.

Heureusement à ce courant se mêla celui de la tradition antique, et de leur mélange résultèrent l’esprit et les œuvres classiques. Le soin de la forme, l’idée de la beauté furent maintenus par le respect des modèles grecs ou romains : grâce à cette influence, la littérature resta un art : et l’idée d’une vérité artistique, concrète et sensible, l’idée du vrai naturel et réel se superposa à l’idée de la vérité scientifique, nécessairement abstraite. C’est à quoi travaillèrent tous ceux qui eurent le culte de l’antiquité ; et ainsi de Ronsard, par Malherbe, Balzac et même par Chapelain (malgré l’inintelligence artistique de celui-ci) se prolongea, jusqu’à Boileau et jusqu’aux grands écrivains, la tradition antique d’un art littéraire, qui neutralisa ou restreignit pendant le cours du siècle les effets du rationalisme dont la doctrine cartésienne est l’expression philosophique. La perfection des œuvres classiques consiste précisément à combiner les deux formules, esthétique et scientifique, de la littérature, de façon que la beauté de la forme manifeste la vérité du fond.