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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/47

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les chansons de geste.

d’un vaste poème. Ainsi les chansons de geste [1] étaient déjà telles à peu près qu’elles nous apparaîtront un siècle et demi plus tard dans les rédactions conservées.

Mais, sauf le fragment de la Haye, dont la valeur littéraire est nulle, rien ne nous représente la période primitive d’invention spontanée, et nous n’atteignons pas directement la première et vraiment populaire forme de notre épopée française. Nous n’avons rien que des remaniements : la Chanson de Roland même en est au moins au second état. Nous sommes donc réduits à ressaisir, par une divination délicate, l’âme et les membres épars de l’épopée perdue au milieu de toutes les inventions dont la fantaisie romanesque de l’âge suivant l’a surchargée et dénaturée. C’est là même le grand problème qui donne de l’intérêt à l’immense fatras qu’on appelle à tort l’épopée française.

Cependant il y a quelques poèmes où apparaissent plus distinctement les linéaments de l’antique épopée, où la matière primitive, dans une forme qui n’est pas primitive, n’est pas trop mêlée d’éléments hétérogènes et adventives. Plus ils sont anciens, moins la forme naturellement déguise ou trahit la matière. El l’on s’explique maintenant pourquoi le plus ancien est aussi le plus beau. La Chanson de Roland est le chef-d’œuvre de notre poésie narrative, parce qu’elle est, dans sa forme existante, le poème le plus voisin des temps épiques. Elle a été fixée par l’écriture quand la société avait encore une âme adaptée à l’esprit originel de l’épopée : elle n’avait plus de force active pour en créer, mais elle gardait sa sensibilité intacte pour en jouir.

[Voilà ce que l’on enseignait hier sans hésitation [2]. Voilà la synthèse qui se formait comme d’elle-même des travaux des érudits. L’édifice paraissait solide. M. Bédier en a fait apparaître la fragilité. Sa démonstration n’est pas achevée ; il n’en a pas tiré toutes les conséquences ; mais déjà il est certain que la synthèse d’hier est à bas. Une révision et une réorganisation totales de nos idées sur l’épopée française sont nécessaires. M. Bédier et d’autres médiévistes y procéderont sans doute dans les années qui vont venir. Ils nous diront quel lien il faut concevoir, s’il faut concevoir un lien, entre le génie épique des Francs et l’épopée du xiie siècle, entre cette épopée et les chants historiques de l’époque mérovingienne. Ils

  1. Geste (du latin gesta, pluriel neutre qui devint un substantif féminin) prit le sens d’Histoire : une Chanson de Geste est donc proprement une chanson qui a pour sujet des faits historiques (ou donnés pour tels). On dit plus tard, mais rarement en français propre, une geste tout court pour un poème épique. On appela aussi geste un certain groupe de traditions épiques, à peu près ce que nous nommons un cycle. (G. Paris, op. cit., p.38.)
  2. Tout ce qui, dans ce chapitre, est placé entre crochets (ici, jusqu’au milieu de la p. 28), a été ajouté dans la 11e édition.