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littérature héroïque et chevaleresque.

pas et dont, après M. Mila y Fontanals [1], M. Rajna a fait justice. Les clercs qui écrivent en latin nomment du nom de cantilène indifféremment les chants prétendus lyrico-épiques que nous n’avons pas et les chansons de geste qui nous sont parvenues : cantilène est le mot, légèrement méprisant, dont ils désignent toute poésie qui n’est pas savante et latine. Il va sans dire qu’on ne nie pas l’existence de chants lyriques : épopée et lyrisme répondent à deux besoins de l’âme humaine : mais l’épopée vient des narrations épiques. Que les poèmes primitifs furent plus courts, cela va sans dire aussi : mais ils se sont développés par « intussusception » si je puis dire, comme des organismes, et non par « juxtaposition ». Chaque état de la matière épique est le résultat d’un intime renouvellement, d’une refonte intégrale. Ce qui s’est passé depuis qu’on eut commencé à rédiger les chansons de geste nous garantit ce qui arriva quand elles n’étaient pas écrites. Du vie au xe siècle, comme du xie au xive, le procédé constamment mis en usage a été l’extension par remaniement total ; c’est par étirement, non par suture, que peu à peu ce qui pouvait avoir quelques centaines de vers au ixe siècle, s’est trouvé être, quatre siècles plus tard, un poème de dix mille ou vingt mille vers.

À la fin du xe siècle, la fécondité épique de notre race est épuisée. Sauf les interpolations que la flatterie et l’intérêt peuvent introduire dans la rédaction des poèmes, les derniers événements dont le souvenir y soit élaboré en récits légendaires sont de cette époque. Alors vécut le comte de Montreuil-sur-Mer dont on reconnait la personnalité s’est fondue dans l’unité nominale de Guillaume d’Orange. La bataille où mourut Raoul de Cambrai est de 943. Dès lors la période de création spontanée est close.

La matière aussi a reçu sa forme : elle est distribuée déjà en amples compositions, en récits détaillés. Bertolai, le premier auteur du poème de Raoul de Cambrai (s’il n’est pas supposé par un trouvère plus récent pour donner de l’autorité à ses inventions), ce Bertolai avait combattu à côté de son héros.

M. G. Paris a reconnu dans un curieux fragment de chronique latine qu’il date du xe siècle [2] la traduction d’un morceau d’une chanson du cycle de Guillaume : trois fils et un petit-fils d’Aimeri de Narbonne y paraissent autour de l’empereur Charles. La narration lente et détaillée atteste que ce court fragment est le débris

  1. Dans sa remarquable étude sur la Poesia heroico-popular castellana, Barcelone, 1874 (p. 453 – 462).
  2. C’est le Fragment de la Haye, publié par Pertz qui n’en avait pas reconnu le caractère, réédite et expliqué par G. Paris (Hist. Poét. De Charlemagne, p. 50 et 466). — Mais ce fragment est en réalité du xie siècle, et le poème qu’il traduit n’est peut être pas antérieur au Roland d’Oxford ou à la Chanson de Guillaume (11 éd.).