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pascal.

en 1694, et prouve par sa date que, près de quarante ans après l’attaque, ceux qui en étaient l’objet n’estimaient pas l’avoir encore repoussée. On a chicané Pascal sur l’exactitude des textes qu’il cite : mais il s’est bien gardé. Il avait lu deux fois la Théologie morale d’Escobar [1] ; et ses amis lisant les autres casuistes lui fournissaient des citations [2], qu’il vérifiait toujours scrupuleusement. De fait, on n’a pu le prendre en faute là-dessus.

Mais n’était-ce pas un subterfuge d’assez mauvaise foi, que de passer de la grâce à la morale, et de déplacer ainsi la question ? Non : c’était montrer la valeur de la question : car il est certain que la vie chrétienne est le but, et le dogme de la grâce un moyen.

Mais alors, ne peut-on chicaner Pascal sur ses conclusions, et ne sont-elles pas manifestement outrées ? Voltaire, qui après tout s’accommode mieux des doux jésuites que des âpres jansénistes, accuse Pascal de calomnie pour avoir reproché à la Compagnie de corrompre les mœurs. Pascal rend justice à la pureté de la vie des Pères, et ne leur prête nulle part le dessein exprès de favoriser la corruption : il dit que la Société poursuit un but politique, la domination des consciences pour le compte de Rome, et fait plier la morale de l’Évangile à sa politique, pour attirer les âmes par la religion aimable et le salut facile.

On l’a repris aussi d’avoir confondu casuistes et jésuites, comme si tous les ordres religieux n’avaient pas leurs casuistes : le fait est vrai ; mais il est vrai aussi que les autres ordres sont perdus au sein de l’Église ; les jésuites existent à part, forment un parti, ayant unité de vues et d’ambition, et la casuistique leur a été plus propre qu’à personne ; elle n’a été qu’un accident ailleurs, elle a été chez eux une méthode de domination.

Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait de l’injustice dans la polémique des Provinciales comme dans toute polémique. D’abord la casuistique semble y être enveloppée dans la condamnation des casuistes : c’est en méconnaître l’innocence, la légitimité, la nécessité ; la casuistique est l’art d’appliquer les principes de la science morale, elle est nécessaire toutes les fois qu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique, de la loi universelle aux cas particuliers : dans tous les conflits de devoirs, et dans

  1. Liber theologiæ moralis, etc., Lyon, 1652.
  2. On peut voir, en examinant le petit écrit intitulé Théologie morale des Jésuites (1644, in-12), ce que ces amis ont fourni à Pascal : presque toute la matière des lettres IV-X est ramassée dans les 40 ou 50 pages de cette terne et sèche compilation. Et M. Strowski a montré que d’autres écrits d’Arnauld avaient été employés par Pascal : si bien que l’originalité des Provinciales n’est ni dans l’information ni dans les arguments, elle n’en est pas diminuée d’ailleurs