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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/49

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les chansons de geste.

et surtout, des récits des moines et des clercs qui leur en transmettent la substance. Ils reçoivent ainsi pèle-mêle des faits historiques et des mensonges que l’erreur ou le calcul des clercs et des moines ont brodés sur l’histoire pour expliquer un nom, une inscription, une tombe, pour illustrer une abbaye, pour étayer les prétentions d’une église, pour achalander des reliques. Sur ces données le jongleur travaille dans des conditions très analogues à celles du romancier moderne, il les féconde par son invention, selon son génie ou sa mémoire.

L’abbaye de Saint-Guillaume du Désert fournit le noyau de la légende de Guillaume d’Orange : les principaux épisodes sont en relation avec les principales étapes de la via Tolosana qui conduisait les pèlerins, de Paris, par Brioude, Le Puy, Nimes, Arles et les Aliscans, Saint-Gilles, Narbonne, Martres-Tolosane, vers Saint-Jacques de Compostelle.

La légende de Raoul de Cambrai se forme autour de Saint-Geri de Cambrai et de quelques abbayes du Nord ; celle de Girard de Roussillon, en Bourgogne, autour des abbayes de Vézelay et de Pothières. La légende d’Ogier de Danemark est née d’un tombeau de l’abbaye de Saint-Faron près de Meaux et s’est enrichie de récits ramassés en Italie sur la route du pèlerinage de Rome.

La Chanson d’Aquin n’est qu’une fiction sortie du conflit de l’archevêché de Dol avec l’archevêché de Tours : les clercs de Dol ont inventé une expédition de Charlemagne comme d’autres fabriquaient des chants ou des reliques.

On sait depuis longtemps que le Pèlerinage de Charlemagne avait sa raison d’être dans l’abbaye et la foire de Saint-Denis : ce fait prend maintenant toute sa signification.

Ainsi, au lieu d’imaginer les événements historiques se déposant immédiatement dans l’imagination populaire pour y vivre et s’y transformer épiquement jusqu’à ce que les jongleurs s’emparent de cette belle matière et la gâtent, nous nous représenterons le peuple ignorant tout de ce passé qui n’est merveilleux pour lui que parce qu’il l’ignore, les clercs qui seuls savent quelque chose et content plus qu’ils ne savent, les jongleurs ramassant, étoffant, embellissant de leur mieux les récits des clercs pour amuser la foule et la rendre libérale. L’épopée française naît du concours de ces trois éléments, les clercs, les jongleurs et la foule : elle naît partout où grouille une foule curieuse, crédule, avide d’émotions, et qui demande qu’on lui conte de beaux contes sur les empereurs et les barons dont elle voit les images ou les sépultures, et dont quelque monument, quelque localité conserve les noms.

C’est donc sous la troisième race, dans les xie et xiie siècle qu’il faut maintenant placer le bel âge, l’âge d’invention énergique et