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les grands artistes classiques.

téraire faite exactement à sa mesure, ce n’est pas celle de Boileau, c’est celle de Bouhours.

Saint-Evremond nous intéresse surtout par ses opinions philosophiques. Il est franchement incrédule, plus assuré d’avoir un estomac qu’une âme, et partant plus disposé à faire le plaisir de l’un que le salut de l’autre, gourmand par principe philosophique, et parmi les misères de la vie, comptant, pour bonnes raisons de vivre, le vin, les truffes, les huîtres : il s’assurait aussi d’avoir un esprit, et, avec l’amour, surtout après l’amour, il tint l’amitié pour essentielle au bonheur de la vie. Ils sont là tout un groupe. Saint-Evremond, Ninon [1], les deux Rémond, Lassay, un groupe de mondains épicuriens et philosophes qui ont recueilli l’esprit des « athéistes » du xvie siècle, des libertins des deux Régences du xviie, qui en conservent religieusement le dépôt pendant que triomphent la ferveur janséniste et la dévotion jésuitique, et qui seront les instituteurs hardis des incrédules du xviiie siècle. Par eux, et par les Vendôme et la cour du Temple, avant eux, par la Palatine et par Condé en sa jeunesse, par des courtisans tels que Montrésor et Saint-Ybal au temps de la Fronde, ou tels que ce Matha et ce Fontrailles qui chargeaient un crucifix l’épée à la main, en criant : « L’ennemi ! » par le chevalier de Méré, par le voyageur Bernier qui disait si bravement que l’abstinence des plaisirs lui paraissait un grand péché, plus tôt encore, par les amis et patrons de Théophile, les Montmorency et les Liancourt, par les philosophes nourris de Lucrèce et de Sénèque, on trace un grand courant de scepticisme ou de négation qui, sous les dehors chrétiens du grand siècle, relie Montaigne à Voltaire, et l’on sait à quelles sources rattacher l’esprit des œuvres de La Fontaine et de Molière.

Entre les Correspondances du xviie siècle, deux surtout ont une valeur absolue qui les range au nombre des chefs-d’œuvre de l’art classique, quoiqu’il faille se garder d’y voir des œuvres d’art. Ce sont les lettres de Mme de Sévigné et de Mme  de Maintenon : les femmes ont toujours excellé à écrire des lettres, et, parmi les hommes, ceux qui ont eu des natures de femmes, par les défauts comme par les qualités.

Une enfance sans parents, un mariage sans tendresse, un mari qui la trompe, la ruine, et se fait tuer pour une autre, la laissant veuve en pleine jeunesse, en pleine beauté, avec deux enfants à élever ; ces enfants à peine élevés, les craintes pour le fils qui va à l’armée, le désespoir surtout de perdre la fille qui suit son mari à l’autre bout du royaume, et dès lors de longues séparations qui remplissent tous ses jours d’inquiétude, de brèves réunions où sa

  1. Correspondance authentique, publ. Par Colombey, Paris, 1881, in-12.