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littérature héroïque et chevaleresque.

le héros, blâmé dans son orgueil, est grand dans la défaite et dans la mort : haute intuition d’avoir exalté le vaincu, et doublé la puissance de l’admiration de toute la tendresse de la pitié ! Car cette « triomphante défaite », c’est bien tout le poème, et je ne puis que me ranger à l’avis de ceux qui pensent que la revanche de Charlemagne sur l’émir Baligant et son Marsile est une mesquine addition destinée à satisfaire la vanité nationale aux dépens de la poésie.

La forme est sèche et rude, la langue raide et pauvre. Le trouvère qui a mis la légende en forme n’est pas un Dante ou un Virgile. Ce n’est pas un habile artiste : il ne sait ce que c’est que plasticité du style, rythme expressif des vers. Il ne compose pas subtilement : il suit simplement l’ordre naturel des faits qu’il raconte, il n’a pas la sensibilité délicate et diverse de l’aède homérique, ni cette expansion d’une jeune imagination et d’une fraiche sympathie qui se répandent sur toutes choses. Il ne regarde pas la nature : de ce merveilleux décor pyrénéen, qu’il n’a peut-être pas vu du reste, quelles vagues et maigres phrases tire-t-il pour encadrer la mort de Roland ! Notre Français, bien français et comme tel classique d’instinct, ne s’intéresse qu’à l’homme.

Il n’est pas curieux de psychologie assurément, et ne fait pas d’anatomie du cœur humain.

Roland est preux, mais Olivier est sage.

Voilà qui lui suffit pour définir ses caractères. Mais s’il ne fouille pas, il dessine : son trait est sec, mince, mais juste. Ses personnages ne sont pas analysés, ils sont, ce qui vaut mieux. Ils se meuvent, ils ont l’intérieure mobilité des vivants. Je ne sais trop pourquoi Ganelon trahit ; par orgueil, je suppose : mais je lui sais gré de devenir traître, et de ne pas l’être par destination première, par emploi, comme tant de traîtres des chansons de geste, ancêtres de ceux des mélodrames. Roland, aussi, n’est pas à la fin du poème ce qu’il était au début : l’orgueilleux et colérique baron s’apaise aux approches de la mort ; il se dépouille insensiblement de sa basse humanité, et, par une ascension merveilleuse et vraisemblable, il atteint au sommet de l’héroïsme chrétien : son agonie est d’un saint.

[Le poète est rude ; mais c’est un poète. L’art est fruste ; mais il y a un art dans cette fruste et puissante beauté. Ce jongleur a réalisé ce qu’il pouvait concevoir : il est grand par là. Il procède par grands partis pris et larges effets] [1]. Nulle intention littéraire,

  1. M. Bédier m’a fait revenir du préjuge de l’inconscience et de l’inintelligence des auteurs des chansons de Geste. Pourquoi supposer ; en effet, qu’ils n’ont pas voulu ou compris ce qu’ils ont fait ? (11e éd.).