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molière.

et la réalité ne peut prendre forme d’art, selon la loi de la comédie, qu’en devenant capable d’exciter le rire. La tâche du poète est donc d’extraire le rire de toutes les parties de la vie qu’il veut présenter, ou de l’y ajouter.

Ce n’est pas toujours facile, ni surtout aisément compatible avec la vérité. Plus on creuse dans l’étude de la vie et de l’homme, plus on trouve de tristesse et d’amertume. Molière n’était pas gai, et ses sujets aussi ne sont pas gais. Ces travers, ces vices, ces passions martyrisent les individus, ruinent les familles. Arnolphe, Dandin, Alceste sont profondément malheureux. L’hypocrisie de Trissotin, de Béline et de Tartufe détruit la paix et la fortune des maisons. Avec les mêmes types et les mêmes sujets, Balzac ferait frissonner ; Molière fait rire : il s’est imposé la loi de trouver le point d’où ces tristes dessous de l’âme et de la vie sont risibles. Parfois le sujet l’emporte, dans Don Juan, dans le Misanthrope, dans Tartufe, dans le Malade, et la comédie touche un moment aux limites du genre, même les franchit : une émotion tendre ou douloureuse se dégage. Mais elle est aussitôt réprimée par le poète, et il vaudrait la peine d’étudier avec quel art, quelle finesse de composition il fait toujours dominer l’impression comique, chargeant Sganarelle d’atténuer don Elvire, don Luis et don Juan, Dubois d’effacer le trouble pathétique du IVe acte du Misanthrope, Dorine de jeter sa belle humeur à travers les scènes pitoyables de Tartufe, Argan enfin de contrepeser l’odieux de Béline et le charme attendrissant d’Angélique. Même on pourrait dire que moins la réalité est riante, et plus Molière la traite en farce : par la bouffonnerie seule, la comédie peut s’emparer de certains sujets où déborde la tristesse, comme celui de Georges Dandin.

Mais il ne faut pas partir de là pour larmoyer aux pièces de Molière : le triomphe de son génie comique, c’est précisément d’avoir saisi la gaieté latente dans chaque type et chaque situation. Et cette gaieté est franche, solide, sincère. Ce n’est pas une grimace du bout des lèvres, pour cacher l’envie de pleurer. Le pire contresens qu’on puisse faire sur Molière, c’est de ne pas sentir combien son rire est naturel, spontané, copieux, et comment, loin d’être le masque de son expérience, il a les mêmes sources profondes que cette expérience même.

On ne saurait trop remarquer la qualité de la plaisanterie de Molière. Elle n’est jamais littéraire ; elle n’est jamais l’esprit de mots. Marivaux, Beaumarchais, M. Dumas fils sont infiniment plus spirituels que Molière. La plaisanterie de Molière est, en son genre, analogue au sublime de Corneille : c’est un jaillissement vigoureux du caractère se révélant tout d’un coup en son fond. Il l’a définie excellemment quand, justifiant un mot de l’École des