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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/555

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molière.

témoin, malgré tout, des mauvaises mœurs de la fin du grand siècle et du commencement de cette joyeuse corruption à laquelle la Régence attachera son nom, c’est sans le vouloir, parce que sa fantaisie est bien forcée d’aller prendre des matériaux dans la réalité. Aussi présentera-t-il de jolis chevaliers et d’aimables marquis sans le sou, joueurs, coureurs de dots et d’héritages, des filles délurées et impatientes de prendre leur vol, de rusées marchandes à la toilette : tout un monde débraillé et cynique, dont il s’amusera en toute innocence, sans faire le satirique ni le grognon, comme si c’étaient là les mœurs les plus naturelles du monde. Il jettera là-dessus son intarissable gaieté, ses mots imprévus, d’une fantaisie extraordinaire, ses couplets éclatants de chaude couleur et de verve pittoresque. Et il fera illusion ; on le croira le successeur de Molière.

Dancourt [1] manque de style : il écrit à la diable, et ne fait guère que des pochades. Mais celui-là a voulu voir et su voir : c’est un réaliste, sans amertume et sans prétention. Paysans de la banlieue rusés et cupides, escrocs de tous les mondes, notaires dignes des galères, procureurs âpres, joueurs et joueuses, bourgeois enrichis et avides de s’anoblir, gentilshommes ruinés, avides de se refaire, chevaliers entretenus, comtes à vendre aux veuves que la roture ennuie, bals, tripots, foires, lieux de rencontre et de plaisir, tous les originaux marqués, tous les endroits à la mode, toute la vie du temps : voilà ce que donne Dancourt dans ses pièces anecdotiques, et dans ses grandes comédies, avec une verve toujours en haleine, avec une sûreté singulière dans le coup de crayon qui note un geste caractéristique, ou fait sortir une silhouette vivante.

Il a marqué le détraquement de ce xviiie siècle naissant, il en a vigoureusement indiqué le trait essentiel et saillant, cette toute-puissance de l’argent, qui enfièvre tout le monde, déchaîne toutes les convoitises, justifie toutes les bassesses et tous les orgueils. Dans ses œuvres les plus considérables, dans le Chevalier à la mode et les Bourgeoises de qualité il a plaisamment mis en scène le nivellement social que produit l’argent, en dépit des préjugés héréditaires et des habitudes invétérées : l’équilibre maintenu par le prestige de la qualité, et de ce chef, le mendiant ou l’escroc titré reprenant l’avantage sur la bourgeoisie, qui se demande parfois si ce qu’on lui vend, amour ou nom, vaut bien les bons écus qu’elle

  1. Dancourt (1661-1725), entra à la Comédie-Française en 1685 ; le Notaire obligeant ou les Fonds perdus, 1685 ; la Désolation des joueuses, 1687 ; le Chevalier à la mode, 1687 ; la Loterie, 1697 ; les Bourgeoises de qualité, 1700 ; le Galant Jardinier, 1704, etc. — Édition : 1760, 12 vol. in-12. — À consulter : J. Lemaître, la Comédie après Molière et le Théâtre de Dancourt, 1882, in-16.