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la fontaine.

bile rale irréflexion (en un sens) de l’expression qu’il leur donne. Il y a de tout dans cette âme de poète : esprit d’abord, malice, ironie ; sensibilité ensuite, et sympathie universelle, large amour de la nature et de l’humanité. C’est un artiste en plaisirs, qui excelle à s’en fabriquer de toutes sortes et de toutes qualités, avec tous ses sens et tout son esprit.

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’aux sombres plaisirs d’un cœur mélancolique.

Il goûte voluptueusement

Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries.

Mais il est amoureux aussi de l’esprit humain, de l’exercice intellectuel, des livres, et de tous les livres :

Je chéris l’Arioste et j’estime le Tasse ;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J’en parle si souvent qu’on en est étourdi.

Ne voulait-il pas aller au séminaire pour avoir lu la Bible ? N’était-ce pas une ode de Malherbe qui avait fait jaillir la source profonde de poésie jusque-là cachée sous l’épaisse jovialité du bourgeois de province ? Et ne le voit-on pas raffoler de Baruch toute une semaine ? Dans cette vivacité et cette mobilité d’impressions, une vie s’en va à vau-l’eau : mais l’étoffe est riche pour la poésie.

Avec cela, il n’a rien d’un fou, d’un inconscient, d’un irresponsable. Ses légendaires distractions ne l’empêchaient pas de voir clair dans la vie : le caractère était mou et ployable en tous sens, mais l’intelligence était aiguisée et pénétrante. Il était observateur, et toute réalité entrait profondément en lui. Il voyait si clair, le bonhomme, qu’il a été le premier à noter, dès 1660, que le temps de la fantaisie était passé, que le temps de la vérité était venu dans la littérature. Il avait aussi un sens exquis de l’art : il avait ce don rare, la mesure dans l’énergie. Il savait limiter ses impressions, les arrêter au point précis où elles deviendraient douloureuses et brutales. Hardiment naturaliste, il estimait qu’il n’y a pas d’interprétation artistique de la nature qui n’y manifeste de l’agrément et de la grâce ; mais, comme c’était le plus loyal et le moins truqueur des artistes, il ne rendait ainsi que parce qu’il sentait d’abord : sa forme d’esprit était un délicat épicurisme,