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les formes d’art.



2. LA CHAUSSÉE ET DIDEROT : LE DRAME.


Destouches [1] essaya de restaurer la comédie de caractère. Il avait été chargé d’affaires en Angleterre sous la régence, et il y avait fréquenté le théâtre : il avait ainsi développé en lui un don naturel de comique excentrique, qui se retrouve dans diverses scènes de son théâtre et dans les chaudes caricatures de la Fausse Agnès [2]. Malheureusement il s’appliqua surtout au grand, au noble genre de la comédie de caractère : il y fut parfaitement ennuyeux. Il avait peur de faire rire : le rire est vulgaire ; il rêvait un comique décent, bon seulement à faire « sourire l’âme ». Aussi ne s’inspira-t-il pas de Molière, trop vif, trop populaire, même dans ses hauts chefs-d’œuvre : ses maîtres furent La Bruyère et Boileau. Il multiplia les portraits : ses Lisette et ses Frontin passent leur temps à faire les caractères satiriques de tous les gens qui paraissent ou qu’on nomme dans la comédie. D’autre part, la description morale, les couplets, les vers rappellent à chaque instant les Épitres de Boileau. On sent que l’auteur travaille à une démonstration édifiante ; la comédie devient un sermon laïque. Il ne s’agit plus de peindre la vie, mais de faire aimer la vertu et détester le vice. Chaque personnage est une formule abstraite, et ne semble occupé que de manifester sa définition ; l’ingrat dit à son valet : « Écoute, et tu verras ce que c’est qu’un ingrat ». Rien de plus froid, de plus vide que la comédie ainsi comprise. Si le Glorieux (1772) se laisse lire encore, c’est que l’auteur, ayant renoncé à faire rire et cherchant un point d’appui pour fonder l’intérêt, s’est décidé à orienter tout à fait la comédie vers les effets sentimentaux et pathétiques. Un an après le Glorieux, La Chaussée donnait la Fausse antipathie, et la comédie larmoyante était créée.

Destouches est le témoin d’une modification-profonde qui s’est produite dans le sentiment du public. « D’où vient, disait La Bruyère, que l’on rit si librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer ? » Quarante ans plus tard, le rire était devenu indécent, et les larmes bienséantes. Ainsi le bon ton exclut la véritable comédie. La faute en est un peu à la comédie elle-même : avec les successeurs de Molière, avec Regnard, avec Lesage, avec Dancourt, avec Legrand, elle attache le rire à une fantaisie déréglée

  1. Destouches (Philippe Néricault, dit), né à Tours en 1680, secrétaire de M. de Puysieux, ambassadeur de France en Suisse ; sa mission à Londres dura de 1717 à 1723. Il mourut en 1754. Œuvres, 1757, Impr. royale, 4 vol. in-4 ; 1758. Prault. 10 vol. in-l6 ; 1811, 6 vol. in-8o.
  2. Imprimée en 1736, jouée en 1759.