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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/709

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un retardataire : saint-simon.

ration des pauvres diables faiseurs de livres, ne sont pas pour lui. Il écrit avec ses nerfs : il cherche les mots qui équivalent à son sentiment, mots à la mode, ou du vieux temps, mots de boutique ou de village, et mots de cour, vertes locutions, ou tours délicats. Il moule sa phrase sur sa pensée, l’étire, l’élargit, la courbe, la brise, selon son besoin, non selon la grammaire. Sa crainte, c’est toujours de dire moins qu’il ne sent : il surcharge, il emmêle d’immenses périodes confuses, touffues, d’où sortent des éclairs et des flammes : son style, enfin, rend le fourmillement de la vie, son mouvement immense et multiple, avec l’étrange agrandissement, l’éclairage violent d’une vision d’halluciné.

Saint-Simon nous parait, à le lire, en avance d’un siècle. Sans doute on trouve en ce temps-là, dans la noblesse de la Régence et de Louis XV, un goût du langage savoureux, cru, pittoresque, imagé, trivial, populaire, qui explique Saint-Simon. Lisez seulement le journal du marquis d’Argenson. [1] Mais d’Argenson n’est pas un écrivain, tandis que Saint-Simon exploite la langue française en artiste, et en artiste très moderne. Rien ne lui ressemble dans la littérature proprement dite du xviiie siècle : le Neveu de Rameau même n’en approche pas. Ce grand, seigneur bouscule règles, goût, bienséances, pour mettre son tempérament tout à fait à l’aise dans son style ; entre Voltaire et Montesquieu, il écrit comme il faut écrire pour être admiré au temps de Hugo et de Michelet. Quand la première édition de ses Mémoires parut en 1830, nos romantiques lui firent fête ; et c’était justice : le duc de Saint-Simon était des leurs.

  1. Cf. Gohin, les Transformations de la langue française de 1740 à 1789, 1903.