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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/719

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la jeunesse de voltaire.

Voltaire, tracassier et chipoteur en affaires, eut avec le juif Hirschel des démêlés bruyants qui indisposèrent Frédéric contre lui. Puis on rapporta au roi des mots un peu libres de Voltaire. Frédéric n’était pas en reste, et l’on avertit Voltaire que le roi avait dit à son sujet : « On presse l’orange, et on la jette quand on a avalé le jus ». Il y eut ainsi pendant quelque temps entre le roi et Voltaire une sourde guerre de mots aigres, toujours colportés et envenimés par des amis communs.

L’affaire de Maupertuis fit éclater la rupture : Maupertuis, orgueilleux et têtu, avait fait exclure de l’Académie de Berlin, comme faussaire, un mathématicien du nom de Kœnig. Voltaire, jaloux de Maupertuis à qui le roi témoignait beaucoup de faveur, prit parti pour Kœnig, et voulut faire chasser Maupertuis. Ayant trouvé de la résistance, il se piqua au jeu, et lâcha la fameuse Diatribe du docteur Akakia. Le roi se fâcha qu’on ridiculisât le Président de son Académie : il fit brûler l’insolent libelle. Et, de plus, il y répondit de sa propre plume, sans ménagements pour Voltaire, qui se vit traité de menteur effronté.

Aussi le 1er janvier 1753 [1], Voltaire renvoya-t-il au roi la clef de chambellan et la croix de son ordre. Le roi ne pouvait se décider à le lâcher. Une réconciliation fut tentée. Mais, cette fois, Voltaire fut imprenable : il n’avait plus rien à apprendre. Il obtint permission de partir le 26 mars. Il traversa l’Allemagne, on sait avec quelles aventures héroï-comiques : arrêté à Francfort, il eut de la peine à se tirer des mains d’un agent prussien qui réclamait un volume de poésies du roi son maître. Enfin il atteignit l’Alsace. Il passa quelques mois cruels, fuyant la Prusse, exclu de Paris, osant à peine se risquer en France. Il erra en Alsace, en Lorraine, fit une saison à Plombières, alla travailler à Senones près de dom Calmet, descendit vers Lyon. Là il découvrit la Suisse ; il espéra y trouver sécurité, tranquillité et liberté. Il acheta une maison près de Genève, qu’il nomma les Délices, une autre à Monrion, près de Lausanne (1755). « Il faut, dit-il alors, que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux. » La leçon lui a profité. Il n’ira plus chez les rois ; et les rois viendront chez lui. Mais il ne s’enfonce pas dans la retraite pour disparaître ; c’est au contraire pour agir plus, pour parler plus haut et plus clair. Ici commence le règne du philosophe et l’apothéose du « patriarche ».

  1. Cf. la lettre du 18 décembre 1752, à Mme Denis.