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les tempéraments et les idées.

à force de le morceler. On lit la guerre de Hollande au chapitre 10, et il faut attendre le chapitre 29 pour connaître la politique commerciale de Colbert, qui fut une des causes principales de la guerre. Dans cet excès de division apparaît une des impuissances capitales du xviiie siècle et de Voltaire : une analyse impitoyable sépare tous les éléments de la réalité ; et même un esprit comme celui de Voltaire échoue à rassembler ces fragments, à reconstruire le tissu, l’organisation des choses naturelles, à en remonter le jeu. Toutes les pièces du règne de Louis XIV sont dans les tiroirs de l’historien : il ouvre chaque tiroir à son tour, et nous en détaille le contenu.

Une autre raison, plus profonde peut-être et plus décisive, rend compte du plan du Siècle de Louis XIV : c’est l’intention philosophique de l’auteur. La première édition du livre a paru à Berlin en 1751 : la première pensée en apparaît dans une lettre de 1732. Dans ces vingt ans, Voltaire a prodigieusement acquis, il a essayé bien des directions. Chacun de ses progrès a laissé une trace dans la conception générale du Siècle de Louis XIV. La base première du livre doit être cherchée dans la sincère passion de Voltaire pour les lettres, les sciences, les arts, pour l’œuvre intellectuelle de l’humanité. La grandeur de la littérature française sous Louis XIV l’attache à ce règne, et l’emplit d’admiration. Mais l’art n’est pas tout pour Voltaire, il ne croit pas que tout aille bien, parce que quelques beaux vers ont été écrits. Il y a en lui un bourgeois très positif : ce bourgeois-là s’intéresse au commerce, à l’industrie ; il est partisan d’une administration exacte, qui donne au travail de la sécurité, et qui accroisse le bien-être général. Colbert et Louis XIV, les intendants, la « vile bourgeoisie » par laquelle le grand roi gouverne, lui offrent tout cela.

Ainsi se forme une première idée générale qui sert de base au Siècle de Louis XIV. « Je suis las des histoires où il n’est question que des aventures d’un roi, comme s’il existait seul ou que rien n’existât que par rapport à lui : en un mot, c’est encore plus d’un grand siècle que d’un grand roi que j’écris l’histoire. — Ce n’est point simplement les annales de son règne, c’est plutôt l’histoire de l’esprit humain puisée dans le siècle le plus glorieux à l’esprit humain [1]. » Faire l’histoire de l’esprit humain au temps de Louis XIV, exposer le progrès de la civilisation générale, depuis les poèmes et les tableaux, jusqu’aux canaux et aux manufactures, il n’y avait pas de conception de l’histoire qui fût plus juste, plus large et philosophique.

  1. Lettres à Milord Hervey (1740) et à l’abbé Dubos (30 oct. 1738). Cf. l’Introduction de M. Bourgeois, dans son édition, Hachette, in-16, 1890.