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montesquieu.

livre qu’une existence… Il va là non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle tout entière… » Ce que la lecture de l’Esprit des Lois permettait à M. Faguet de deviner, la publication des Œuvres inédites de Montesquieu en fournira la démonstration. Les principaux passages des opuscules que l’on vient d’imprimer pour la première fois sont allés se fondre dans le grand ouvrage, et y former ici un alinéa, ailleurs un chapitre. L’auteur a utilisé pour son Esprit des Lois toutes les études partielles qu’il avait en portefeuille.

Montesquieu est un esprit actif qui a toujours étudié, qui, par suite, s’est élargi, enrichi, mais aussi modifié, qui a découvert des points de vue nouveaux, changé son orientation : sa vie intellectuelle comprend plusieurs périodes distinctes. Chacune de ces périodes a laissé son dépôt dans l’Esprit des Lois ; des pensées hétérogènes, qui appartiennent à des états d’esprit différents, y forment comme des couches superposées, et d’autres fois se pénètrent, s’enchevêtrent, s’amalgament. De là la peine qu’on éprouve toujours à prendre une vue d’ensemble de l’Esprit des Lois.

[La difficulté est accrue par la division de l’ouvrage, par cet extrême morcellement qui multiplie les chapitres dans les livres, les alinéas dans les chapitres : dans cette composition, établie pour soulager l’esprit du lecteur mondain par la fréquence des pauses et des reposoirs, se révèle aussi la brusquerie pétulante et nerveuse de l’esprit de l’auteur, sautant d’idée en idée, et supprimant, à la fois par théorie et par tempérament, les idées intermédiaires. Le résultat est que le livre est presque impossible à dominer.

Ce n’est pas qu’on n’y trouve un ordre. J’en ai désespéré jadis ; et je l’ai dit dans les dix premières éditions de cet ouvrage. Cependant M. Barckhausen et moi-même, de deux points de vue différents[1], nous sommes arrivés à dessiner à peu près de la même façon le plan du livre. Montesquieu part des idées simples ; il pose d’abord des définitions a priori ; il étudie les diverses formes de gouvernement dans l’abstrait et les fonctions fondamentales du gouvernement dans leur essence, abstraction faite du temps et du lieu ; puis il introduit la notion de l’espace, et il analyse les effets que la position dans l’espace peut avoir pour les sociétés (climat, terrain, commerce, religion, etc.). Puis il pose la notion du temps, et dans les derniers livres, il développe quelques exemples de la variation des lois, de leur évolution historique dans un même pays. Il y a aussi, à la fin de l’ouvrage, un livre destiné à éclairer l’application, le passage de la théorie à la pratique.

  1. Cf. G. Lanson, Revue de Métaphysique, juillet 1896 (De l’influence de Descartes sur la hit. française) ; Baickhauseu, Montesquieu, ses idées, etc.