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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/742

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les tempéraments et les idées.

influence du dehors, toujours est-il qu’à un certain moment, son point de vue changea. Il crût alors à l’efficacité de intervention humaine, individuelle, dans le cours des événements historiques. Il y crut si bien qu’il demanda en 1728 à entrer dans la diplomatie : c’est sans doute qu’il se flattait de pouvoir manier les chaînes infinies des causes et des effets naturels. Il se persuada donc que les institutions artificielles étaient aussi efficaces que les combinaisons naturelles, et qu’une loi bien trouvée pouvait suspendre ou détruire les fatalités historiques. Il arriva enfin à ce qui est le fond, et la chimère [1], de l’Esprit des Lois.

On sait la définition, juste autant que vaste, que Montesquieu a donnée de la loi. Les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses. Ainsi les lois d’un peuple ne sont ni le produit logique de la raison pure, ni l’institution arbitraire d’un législateur : elles sont le résultat d’une foule de conditions physiques, météorologiques, sociales, historiques. De là, la variété infinie, le chaos contradictoire des lois aux différents siècles, chez les différents peuples. Chaque peuple a ses lois qui lui conviennent. Tout ce début date de la période scientifique que nous avons reconnue tout à l’heure. Montesquieu pouvait à ce commencement attacher une suite d’études positives où chaque ordre de causes naturelles aurait été mis en rapport avec les lois des diverses nations. Il a préféré procéder par la voie de l’analyse cartésienne, et enchaîner par des déductions les vérités qu’il avait trouvées.

Embrassant d’une vue l’histoire universelle, il réduit toutes les formes de gouvernement à trois ; république, monarchie, despotisme. Il assigne à chaque gouvernement son principe, qui le fait durer tant que lui-même dure : la vertu, principe de la république, l’honneur, principe de la monarchie, la crainte, principe du despotisme. Dès lors, en possession des définitions nécessaires, Montesquieu va faire une construction d’une hardiesse singulière : il va monter pièce à pièce ces trois grandes machines politiques, république, monarchie, despotisme, chacune en son type idéal ; il va montrer comment toutes les lois particulières sont en rapport avec le principe fondamental de la constitution, faisant sortir le bonheur et le malheur, le progrès et la ruine des États du plus ou moins de cohésion et de concordance de toutes les institutions, exposant comment, par le manque ou la dis convenance de telle pièce, tel peuple s’est détruit, comment, par l’invention ou le rema-

  1. Chimère n’est peut-être pas juste. Une loi, un ensemble de lois, à condition qu’on les observe, peuvent sans doute à la longue modifier l’esprit et par suite influer sur la destinée d’une nation. Voyez, par exemple, ce qu’a déjà produit chez nous en vingt-cinq ans la loi sur les syndicats professionnels (11e éd.).