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les tempéraments et les idées.

erreurs, parait-il, bien des lacunes, bien des affirmations téméraires dans son essai d’explication : il y a bien des vérités aussi, bien des idées neuves et profondes, bien des pressentiments hardis et féconds. Il a entrevu la doctrine du transformisme : après avoir hésité, il s’était arrêté à l’hypothèse de la variabilité des espèces vivantes. Songeons que Lamarck. Geoffroy Saint-Hilaire ont été les disciples, les continuateurs de Buffon, et que le grand précurseur français de Darwin, c’est Lamarck.

Les vastes théories de Buffon, erronées ou non, ont été obtenues par des procédés uniquement scientifiques. Il peut abuser des faits, mal raisonner sur eux : c’est d’eux qu’il part, et par eux qu’il se guide. Sa théorie des périodes géologiques, il la cherche dans l’observation de l’état actuel de la terre, où sont épars quelques vestiges des états antérieurs. Il ne fait intervenir dans la science aucune influence étrangère. Aucune influence religieuse d’abord : Dieu n’est nulle part dans son œuvre ; il n’en a pas besoin. Il ne cherche pas à s’expliquer l’origine des choses ; il écarte cet insoluble problème. Il lui suffit qu’il y ait eu à un moment donné de la matière : quels changements relient à l’état actuel le plus ancien état où puissent remonter l’observation et l’hypothèse, voilà l’objet des recherches de Buffon. Il écarte le miracle, l’intervention divine, il affirme le déterminisme des phénomènes : cela, paisiblement, sans tapage, sans violence. Il n’est pas irréligieux : il est indifférent. La religion n’est pas de son ressort. Il ne fait pas de son œuvre une machine pour battre en brèche la religion et l’Église ; il expose l’histoire naturelle pour elle-même, non pour démontrer ceci ou démolir cela. Il demande à la nature ce qu’elle est, comment elle est, non si Dieu est, et si elle le connaît. Les philosophes lui en voulurent : ils ne lui pardonnèrent pas de ne vouloir être que savant dans une œuvre de science.

Buffon n’écrivait pas davantage pour saper les institutions sociales ou les croyances morales. Tandis que d’autres réduisaient l’homme à l’animalité, il se faisait, lui, une haute idée de l’homme ; il le mettait à part dans la nature, au-dessus de tous les êtres vivants ; il l’élevait, grandissait sa puissance et sa noblesse. Il le montrait seul capable de progrès, ayant seul le privilège du génie individuel qui est l’agent actif du progrès, seul fait pour la moralité, et pour trouver le bonheur dans l’exercice continu de ses facultés intellectuelles. Ce n’était pas là le retour à la nature que prêchaient les philosophes. Il croyait avec eux au progrès ; mais il n’y croyait pas comme eux. Son esprit de savant accoutumé à considérer l’immensité des périodes géologiques et la lenteur des transformations de l’univers n’avait pas la fièvre,