Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/773

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
751
buffon.

l’unique affaire des trente-neuf années qui lui restent à vivre. Il fuit Paris dès qu’il peut, et se rend à Montbard : là il se lève à cinq heures, il s’enferme dans son cabinet, et dicte jusqu’à neuf heures. à neuf heures, il déjeune, se fait raser et coiffer. À neuf heures et demie, il se remet au travail jusqu’à deux heures ; à deux heures, il dine. Et c’est ainsi tous les jours, jusqu’à la fin.

Le fond de l’œuvre de Buffon n’est pas de notre ressort. Cependant il faut en marquer le caractère. Comme des anecdotes légendaires sur l’homme, il faut se défier des épigrammes banales sur l’œuvre. On peut en croire Cuvier : Buffon est un grand esprit de savant. Il a la netteté et la précision de l’esprit scientifique : il hait les abstractions, les classifications, les causes finales, trois sources inépuisables d’erreur. Il regarde la nature, elle lui montre des individus ; et elle lui présente des effets, jamais des intentions. Quoi qu’on ait dit, il la regarde souvent, et de près : il observe, expérimente, avec une méthode rigoureuse. Il produit les espèces comme il les trouve dans la nature, dans la même confusion, dans le même isolement : comme il faut un ordre, il prend la première division venue, animaux sauvages, animaux domestiques, les gros d’abord, les petits ensuite. Il n’attache pas d’importance à la chose. Cette indifférence est un tort peut-être, et toutes les sciences expérimentales ont pour fin les définitions et les classifications : mais au temps de Buffon on n’en était encore qu’au commencement, et il fallait bien se tenir en garde contre les êtres de raison et les systèmes a priori ; c’étaient les obstacles qui depuis longtemps retardaient le progrès de la vérité.

Toute la partie descriptive de l’histoire naturelle a ennuyé Buffon ; il a eu le tort de le dire. Les grands animaux, cheval, lion, tigre, l’intéressaient encore : mais le chacal, l’hyène, la civette, le pécari, le tamanoir, etc., toute l’interminable file des petits quadrupèdes le désespérait. Il la coupait de discours sur la nature : « Nous retournerons ensuite, disait-il, à nos détails avec plus de courage ». C’est que Buffon est avant tout un philosophe : les faits particuliers ne l’intéressent que par le sens qu’ils contiennent, par la lumière qu’ils apportent dans un essai d’explication générale de l’univers. Buffon n’est à l’aise que dans les grandes vues d’ensemble, les hypothèses sur la structure du monde, sur l’organisation graduelle et les transformations successives de la matière inanimée ou vivante. Le premier, il a ramassé, interprété une multitude de faits, il les a complétés par ses hypothèses ; et le premier, il a offert une représentation précise, détaillée, scientifique de l’histoire de l’univers ; il nous a fait assister aux grandes perturbations géologiques, au développement de la vie, aux humbles commencements, aux étonnants progrès de l’homme. Il y a bien des