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Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/79

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les romans bretons.

des bêtes et des hommes. Il dira pourtant, sans sourciller, mais d’un ton qui ôte toute envie d’y croire, l’aventure d’Yvain et du lion reconnaissant : comment, délivré du serpent qui lui mordait la queue, le brave animal s’attache au chevalier, l’assiste dans tous ses combats, et comment une fois le croyant mort, tout pleurant, il prend entre ses grosses pattes l’épée de son bienfaiteur, et fait tous les préparatifs du suicide. Et tous les enchantements, lit défendu, fontaine merveilleuse, géants, etc., tout cela fait l’effet de la plus insipide féerie.

Il n’en pouvait guère être autrement. Ce bourgeois de Troyes avait du talent : mais son talent était contraire à son sujet ; il le dissolvait en le maniant. Il a le sens des réalités prochaines et visibles : il note d’un trait juste tout ce qui est dans son expérience ou conforme à son expérience. La plus fantastique et idéale légende, il la rapetisse, l’aplatit, y pique de petits détails communs et vrais, il la conte comme il ferait un fait divers de la vie champenoise, si bien qu’il en fait une prosaïque absurdité par le contraste criard de son impossibilité radicale et de ses circonstances minutieusement vulgaires.

Il triomphe, au contraire, partout où il s’agit de rendre quelque accident, quelque sentiment de la vie ordinaire. Il aura l’art de ménager l’intérêt, dans un court épisode, d’engager, de conduire, de conclure le récit d’une aventure vraisemblable : il dira à merveille les émotions d’une demoiselle qui erre la nuit, sous la pluie, par les mauvais chemins, ne voyant pas les oreilles de son cheval, et invoquant tous les saints et saintes du paradis. Il ne lui arrive rien, que d’avoir froid, et peur : et cette aventure si vraie en son insignifiance est finement détaillée ; un romancier de nos jours ne ferait pas mieux. Il excellera aussi à noter des sentiments communs : il fera plaindre une veuve en quelques mots simples et touchants. Mais je ne sais rien de plus curieux que la lamentation des trois cents demoiselles enfermées au château de Male Aventure. Ces Captives du roi des morts deviennent de pauvres ouvrières qu’un patron avare exploite :

    Toujours tisserons draps de soie,
    Jamais n’en serons mieux vêtues :
    Toujours serons pauvres et nues,
    Et toujours aurons faim et soif…
    Nous avons du pain à grand peine,
    Peu le matin et le soir moins…
    Mais notre travail enrichit
    Celui pour qui nous travaillons !
    Des nuits veillons grande partie,
    Veillons tout le jour, pour gagner !