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littérature héroïque et chevaleresque.

Cette triste mélopée ne sort-elle pas d’un vaste atelier de quelque industrieuse cité, plutôt que de la région mystérieuse « d’où nul n’échappe » ?

Rien de plus positif aussi et de plus naïvement saisi dans la réalité contemporaine que l’entrevue nocturne de Lancelot et de Genièvre. Conclusion singulièrement réaliste du plus romanesque et fantaisiste amour ! Le poète n’omet rien : qu’« il ne luisait lune ni étoile », et qu’« en la maison n’avait lampe ni chandelle allumée », que Lancelot entre au verger par une brèche de mur, vient sous la fenêtre de la reine, et là se tient « si bien qu’il ne tousse ni éternue », que la reine vient en « molt blanche chemise », sans cotte ni robe dessus, mais un court manteau sur ses épaules ; qu’ils se saluent, etc. On dirait d’un fabliau qui conterait une aventure de la veille.

En même temps, notre auteur aime à moraliser ; il raisonne volontiers sur ce qu’il conte, analyse, épilogue, marivaude, débite une sentence, lâche parfois une épigramme contre les dames : mais à l’ordinaire il les cajole, il les respecte. C’est pour elles qu’il écrit.

C’est pour leur plaire, et à tout le beau monde, qu’il prodigue les détails de mœurs délicates, les peintures de la vie aristocratique. Entrées pompeuses de seigneurs par des rues jonchées et tendues comme pour des processions de Fête-Dieu, indications de mobiliers, de tentures, mentions de larges et plantureux soupers, mais surtout bien ordonnés, courtoisement servis, avec eau pour laver les mains avant et après, mentions répétées des bains que prennent les chevaliers délicats ou amoureux, description de riches costumes, surtout de toilettes féminines, qui parfois prennent le pas sur la figure : tout ceci nous représente un romancier du grand monde, un Bourget du xiie siècle, très au courant des habitudes du high life, et qui flatte par là son public.

Comme c’était le temps où, sous l’influence de la poésie des troubadours, la vie féodale s’égayait dans les pays du Nord, où l’idéal chevaleresque s’ébauchait dans les grossiers esprits de nos belliqueux barons et de leurs épouses en proie au lourd ennui, Chrétien de Troyes mit à la mode du jour la matière de Bretagne.

Il donna des aventures, insoucieux de l’incohérence et de l’extravagance, menant les Yvain, les Erec et les Lancelot de péril en péril, les jetant sans raison dans d’impossibles entreprises dont ils sortaient vainqueurs contre la raison. Enfin il réalisa dans sa plus précise et révoltante forme le type du parfait chevalier, qui laisse pays et femme pour courir le monde, et par folle vaillance s’acquérir un fol honneur : le ressort, au fond, qui le meut, c’est la vanité. Il veut du bruit, et fait du bruit.