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les tempéraments et les idées.

cause de tout le mal : ni la vérité théorique, ni l’efficacité pratique du socialisme ou du communisme, ne sont incontestables.

À prendre le premier discours à la lettre, il parait douteux que les lettres et les arts soient des agents de corruption ; et la lettre à Dalembert provoque bien des objections, soit dans ses conclusions générales, soit dans ses jugements particuliers, comme lorsque Molière est convaincu d’avoir rendu la vertu ridicule par le personnage d’Alceste. Et si Rousseau a été dans l’ensemble un éloquent défenseur de la morale, on peut trouver que, dans la Nouvelle Héloïse, et dans les Confessions, il décerne parfois bien singulièrement des brevets de vertu, ou qu’il appelle de ce nom des actes que nous appellerions de noms contraires.

Pour l’Emile, enfin, on sait que d’objections il a soulevées, et l’on n’a qu’à lire les lettres très suggestives du spirituel abbé Galiani pour se faire une idée des obstacles où se heurte la théorie de Jean-Jacques : si l’innocence originelle n’est pas une vérité, l’éducation négative est une absurdité. Le refus d’employer les livres, la suppression de l’autorité paternelle et de l’idée du devoir, la conservation de l’ignorance jusqu’aux douze ans de l’élève, comme si l’intelligence pouvait se fortifier sans s’exercer, et comme si elle ne se remplissait pas d’erreurs lorsqu’on n’y fait pas entrer la vérité : tout cela choquait Galiani, et peut choquer encore de bons esprits. Mais surtout, disait Galiani, l’Emile est faux parce qu’il ne prépare pas à la vie : qu’est-ce que la vie ? effort et ennui. Peiner au lieu de jouir, et peiner, non à son heure, mais à l’heure qu’il plaît à autrui, ou au hasard, voilà la vie. L’éducation doit donc nous habituer à faire ce qui nous ennuie, au moment où il nous ennuie le plus. Il y a bien du vrai dans cette piquante contradiction. Nous pourrions y ajouter la considération de l’hérédité : réelle peut-être à l’origine, l’innocence naturelle est disparue aujourd’hui ; la corruption des pères se prolonge dans les enfants ; et l’éducation doit être positive, par la substitution de motifs moraux aux instincts dépravés, et par la création d’habitudes vertueuses qui contre-balancent les impulsions vicieuses.

Tout cela, et bien d’autres choses, peut être dit à Rousseau. Je suis pourtant plus frappé de tout ce qu’il y a d’excellent, de profond, de vrai dans son œuvre, de ce qu’elle garde surtout de vivant, d’actuel, qui intéresse nos âmes jusqu’au fond. Voltaire nous touche moins à fond : il regarde le passé, qu’il combat, et nous avons à faire effort pour lui rendre la justice qu’il mérite [1].

  1. Je sentais ainsi il y a quinze ans. J’ai moins de peine aujourd’hui à rendre justice à Voltaire. Forme et fond, il me convient mieux. Je ne diminue rien d’ailleurs de ma sympathie et de mon admiration pour Rousseau. Il n'est pas nécessaire que leur guerre ce continue dans nos esprits (11e éd).