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jean-jacques rousseau.

Rousseau est de notre temps ; et il est probable que bien des générations encore auront de lui le même sentiment.

Je ne m’arrête guère à l’objection souvent répétée que les théories de Rousseau n’ont jamais été réalisées et ne sont pas réalisables. Il le sait, et il l’a dit souvent : qu’il ne prétend pas représenter ce qui est ou a été, mais, d’une part, ce qui a pu être et seul explique ce qui est, d’autre part, ce qui doit être. En un mot, il se tient dans la spéculation, et il construit un idéal absolu. Il n’y a pas à s’étonner que cet idéal n’ait jamais passé et ne puisse encore passer tel quel dans le monde des réalités. L’essentiel est que cet idéal jamais atteint contienne assez de vérité et de vertu pour améliorer notre pauvre présent.

Je ne ferai pas honneur à Jean-Jacques de ses idées évolutionnistes. Ces réflexions saisissantes « sur la manière dont le laps de temps compense le peu de vraisemblance des événements, sur la puissance surprenante de causes très légères, lorsqu’elles agissent sans relâche [1] », il faut en rendre l’honneur à Buffon, lu intelligemment. Mais Rousseau a hardiment, fermement appliqué le principe évolutionniste à l’histoire des sociétés. Il a cru au progrès ; mais il a dissocié ces deux idées de progrès et de changement, trop souvent liées par ses contemporains : il a en somme travaillé pour substituer à la foi au progrès continu la notion de révolution continue, pouvant éloigner l’humanité de son idéal pendant d’immenses périodes de durée, pouvant ensuite l’orienter vers lui par l’entrée en jeu d’une force nouvelle antérieurement inactive. Il a hardiment fait sortir l’humanité de l’animalité par une lente évolution : c’est lui, non pas Darwin, qu’on peut accuser d’avoir fait descendre l’homme du singe ; et quand on saisit sa vraie pensée, on s’aperçoit qu’il n’exclut pas du tout de notre histoire « l’homme loup pour l’homme », la brute féroce et avide de Hobbes ; mais il n’y voit pas l’homme primitif : c’est l’homme déjà homme, apte et condamné à la société. Son homme de la nature se perd dans un lointain plus obscur : c’est le pur animal, tout à l’instinct, qui n’est pas féroce quand il est repu. La moralité est une acquisition de l’humanité éloignée déjà de ses origines animales, et hors d’état d’y retourner : idée purement évolutionniste. Dans toutes ces hypothèses, jadis paradoxales, il y a pour nous plus à réfléchir qu’à mépriser.

Il n’y a, quoi qu’on en dise, rien de sophistique à faire sortir le socialisme de l’individualisme, et il n’y a aucune contradiction entre le Contrat social et le tempérament de Rousseau. Au contraire, historiquement et logiquement, l’enchaînement est réel et

  1. Inégalité.